Pas de trêve pour les comiques de ramadan ! Les selfies d’al-Qasabi

Publié le 27 juin 2015 par Gonzo

Au centre de l’affiche de la série “Selfie” sur la chaîne MBC, le comédien Nasser Al-Qasabi

Durant près de vingt ans, une comédie intitulée Tâsh mâ tâsh (طاش ما طاش, No big deal) a fait les belles nuits de ramadan en Arabie saoudite. De plus en plus caustique et même critique au fil des ans et surtout après les attentats du 11 septembre (voir ces précédents billets en 2006 et 2007), l’indéboulonnable série a pris fin en 2011 lorsque son principal interprète, Nasser Al-Qasabi (ناصر القصبي – Algassabi selon la prononciation locale), a décidé qu’il en avait assez.

Pour autant, cette très grande vedette, encore plus connue du grand public pour sa participation, en tant que membre du jury, à une émission très populaire, Arabs Got Talent (déjà signalée ici et là), n’a pas renoncé à ce qu’on pourrait appeler son combat contre l’obscurantisme religieux. Continuant à se servir de l’humour pour combattre l’extrémisme, al-Qasabi fait à nouveau parler de lui avec Selfie (سيلفي), une nouvelle « comédie » de ramadan dont il est le principal protagoniste et qui propose une série de saynettes, comme autant d’autoportraits (selfies) de la société saoudienne actuelle.

Le titre a changé mais la recette n’est pas vraiment différente puisqu’il s’agit, comme dans Tâsh mâ tâsh, de profiter de la débauche de productions télévisuelles durant ramadan et de la célébrité de cette super-star locale, pour pousser aussi loin qu’il est possible les limites de ce qui peut se dire au « Royaume des hommes » en faisant réfléchir le public sur de vraies questions de société.

Et dès le premier épisode, Al-Qasabi – j’adopte cette formulation à la suite des chroniqueurs télé et bien entendu du public qui identifient volontiers le personnage central à la personne de l’acteur qui l’incarne – a frappé très fort. Avec ses scénaristes il n’a pas hésité en effet à poser, en termes particulièrement dramatiques, la question de l’heure, à savoir celle de l’extraordinaire expansion de l’auto-proclamé « califat islamique ». Un problème particulièrement brûlant en Arabie saoudite, non seulement parce que les combattants d’Abu-Baghdadi se sont arrêtés à quelques kilomètres de la frontière saoudienne (il y a même eu, en janvier dernier, une attaque suicide qui a fait plusieurs victimes parmi les forces de sécurité), mais surtout parce qu’une partie importante de la population, nourrie depuis des lustres d’une idéologie religieuse ultra-conservatrice, sympathise ouvertement avec les thèses les plus extrémistes de Daech, au point que la jeunesse du pays fournit une bonne part des bataillons qui ravagent le Moyen-Orient (voir ce billet à propos des campagnes, peu fructueuses, de « déradicalisation »).

Depuis quelque temps déjà, les autorités saoudiennes – ou plus exactement les courants « libéraux » au sein de ces autorités – tentent d’allumer des contre-feux pour limiter autant que possible cette adhésion de nombreux jeunes Saoudiens aux idées extrémistes. Avec pour conséquence une situation étonnante où les religieux les plus extrémistes ont pignon sur rue (ils discourent dans les mosquées, enseignent dans les universités, siègent au sein des organismes officiels et s’expriment largement dans tous les médias), tandis que l’État finance des campagnes officielles (très peu utiles visiblement) pour ramener les brebis égarées au bercail.

Pour atteindre le grand public, l’image (pourtant fort mal « vue », si on peut le dire ainsi, par l’islam wahhabite très peu ouvert à la question de la représentation) reste le meilleur vecteur possible. Des vidéos édifiantes (voir ce précédent billet) sont ainsi proposées sur internet, tandis que des talk shows illustrent les drames familiaux que provoque l’engagement de certains jeunes sur la voie du fanatisme. Mais tout cela n’est rien à côté de l’énorme audience que réunissent les feuilletons les plus populaires durant les soirées de ramadan.

C’est donc dans ce contexte qu’Al-Qasabi a suscité pas mal d’émotion dans un épisode de Selfie qui raconte le périple d’un père à la recherche de son fils parti faire ce qu’il croit être le véritable jihad. Pour cela, le père n’hésite pas à s’engager à son tour parmi les combattants, ce qui donne lieu à quelques scènes savoureuses où cet honnête musulman découvre les étonnantes pratiques religieuses des « takfiristes » parmi lesquels ses compatriotes sont si nombreux qu’« on se croirait rue Tahliya » (le nom populaire d’une des grandes rues de Riyad, mais il y en a aussi une du même nom à Jeddah). L’humour ne dure qu’un temps puisque l’épisode se termine par la mort du père exécuté par son propre fils qui se porte volontaire pour jouer le rôle du bourreau. Larmoyante – se superposent à l’écran les images de l’égorgement et celles du père jouant avec son fils sur une balançoire –, la scène qui a bouleversé les téléspectateurs n’est pas totalement fictive semble-t-il puisque des combattants saoudiens ont rapporté sur les réseaux sociaux qu’ils avaient vu un de leurs « frères d’armes » syrien mettre ainsi à mort son père accusé d’apostasie.

Sans surprise, le public, très nombreux à regarder l’émission, a réagi très fortement à cet Oedipe roi actualisé en version arabe, mais par forcément dans le sens souhaité par les promoteurs du feuilleton. Bien entendu, toute une partie de l’opinion s’est identifiée au héros de l’histoire mais une autre, difficile à évaluer quantitativement mais fort active sur les réseaux sociaux en particulier (500 000 tweets en deux heures sur la question paraît-il), n’a pas hésité à manifester sa désapprobation : sévères critiques de la part de religieux relativement connus (un certain Saeed al-Farwa par exemple, qui a fait amende honorable après avoir été sermonné par le très officiel ministère des Affaires islamiques), et même appels au meurtre via Twitter contre l’acteur dont le sang est désormais considéré comme « religieusement » licite, à travers d’aimables formules telles que « Je jure devant Dieu que tu le regretteras, espèce de renégat ! Les mujahidins dans la Péninsule [arabe ] n’auront pas de repos tant qu’ils n’auront pas séparé ta tête de ton corps ! Rendez-vous est pris. » (أقسم بالله لتندم يا زنديق ولن يرتاح بال للمجاهدين في الجزيرة حتى يفصلوا رأسك عن جسدك والأيام بيننا).

Au regard du succès de l’émission et de la vigueur de la réaction de l’Etat « islamique » qui, pour la première fois, appelle explicitement non pas seulement à condamner mais à liquider un mécréant aussi célèbre en Arabie saoudite, beaucoup de commentaires s’extasient devant cette nouvelle arme (CNN par exemple), supposée « détruire massivement » les fous furieux criminels qui font des ravages au Moyen-Orient et ailleurs.

On peut appeler cela un « vœu pieu »puisque l’on est dans le mois de ramadan. Tout de même, ces images, dont on trouvera ci-dessous un court extrait, celui de la scène finale, offrent un autoportrait assez terrible, voire terrifiant, de l’Arabie saoudite et du monde arabe en ce mois de ramadan.