Jacques Tassin : « Le vivant est merveilleux, il est capable de réagir et d’absorber les changements »

Publié le 20 juillet 2015 par Blanchemanche
#espècesinvasives #vivant
Par CÉCILE CAZENAVE
(Crédit photo : Flore-Aël Surun / Tendance Floue) Quand beaucoup font des espèces invasives le grand méchant loup, cet écologue y voit un phénomène naturel, sur lequel rejeter ses erreurs.

Peut-on définir une espèce invasive ?
C’est complexe, car ce qu’on appelle les invasions biologiques recouvrent une très grande diversité de situations. Sont mis dans le même sac des animaux et des plantes, des milieux et des fonctions écologiques qui n’ont rien à voir. Le premier point de vue, néanmoins, est bio-géographique : une espèce invasive est une espèce qui, seule, n’aurait pas franchi les barrières, océans, montagnes, qu’elle rencontre et qui a donc bénéficié de l’aide de l’homme pour les transgresser. Le deuxième point de vue fait davantage référence à l’impact de cette espèce, la difficulté étant de pouvoir le qualifier et d’envisager son évolution dans le temps. Enfin, le troisième est lié à l’organisme invasif lui-même. Il porte sur les mécanismes écologiques et biologiques qui font que l’espèce devient invasive : nous sommes en présence d’une espèce qui tire parti d’un changement de milieu et d’une possibilité d’accéder à des ressources auxquelles les espèces en place, indigènes, ont moindrement ou plus difficilement accès. Pourquoi est-ce la définition la moins utilisée ? Parce que, dans cette problématique des espèces invasives, nous sommes sur de l’émotionnel. Y compris dans le milieu scientifique dont je fais partie.
Qu’entendez-vous par « émotionnel » ?
Voir une espèce qui n’est pas « à sa place », ça choque. Ces intrusions, inattendues, sont aussi mal perçues de la part de Monsieur Tout-le-Monde que de celle des scientifiques. Et ce pour des raisons purement culturelles. Les discours qui sont utilisés pour parler des espèces invasives en témoignent. Ils ont été façonnés en Angleterre au XIXe siècle. En 1856, Charles Elton, qui a inventé la notion d’invasion biologique, compare déjà ces espèces à des bombes. Ce botaniste a imprimé une manière très négative de se représenter les choses. Aujourd’hui encore, les métaphores sont guerrières : on parle de « lutte », de « guerre », de « système préventif », de « contrôle aux frontières ». Ou médicales : on parle de l’écrevisse de Louisiane comme de la peste rouge ; du miconia, à Tahiti, comme du cancer vert. C’est faire ici référence à une vision organiste de la nature, confondant les habitats avec des êtres vivants. Parler de leur santé n’a aucune valeur scientifique.
Que nous apprend le passé sur ces phénomènes d’invasions biologiques ?
Dans l’histoire du monde, les espèces n’ont pas cessé de se mouvoir. C’est même l’aspiration première des êtres vivants que de se déplacer, y compris les plantes, via leurs graines. C’est pourquoi la notion d’intrus est absurde. Heureusement que des migrations ont eu lieu lors des précédentes glaciations ou lors de changements radicaux du milieu ! Pour raisonner purement en écologue scientifique, il faudrait se dire : ces espèces sont intéressantes parce que, dans un contexte de changement climatique et de changement d’utilisation des terres, elles sont une réponse du vivant. Certes, c’est l’homme qui a mis la main à la pâte en les introduisant, mais c’est aussi lui qui modifie les milieux.
Justement, quelle est la part de responsabilité des humains dans l’arrivée et le développement des espèces invasives sur un territoire ?
Les introductions, pour la majorité volontaires, sont liées à l’explosion des moyens de transport depuis la Seconde Guerre mondiale. Mais la responsabilité de l’homme tient surtout à la manière dont il a tracé par avance le devenir de ces espèces. En modifiant les milieux, en terrassant, en labourant, en polluant, il a changé la donne. Un réajustement des assemblages d’espèces s’opère, en faveur de certaines et au détriment d’autres. Il en a toujours été ainsi. Ce qui change, c’est le fait, peut-être culpabilisant, que l’homme a concouru aux déplacements des espèces invasives. Mais sa plus grosse responsabilité, c’est la manière dont il bouscule les habitats. On revient toujours à cette dimension émotionnelle et existentielle très profonde : l’idée que le monde a été dérangé, qu’un ordre a été bouleversé. Or, ce sont des notions qui ne sont pas vraies pour tout le monde ! Un travail sur la perception des espèces invasives par les aborigènes d’Australie a montré que leur regard est infiniment plus bienveillant que le regard occidental, par exemple. A leurs yeux, ces espèces sont très méritantes, puisqu’elles ont réussi à s’implanter et à se multiplier dans des espaces souvent difficiles.
Les espèces invasives sont souvent présentées sous l’angle du danger qu’elles représentent. Quel est-il ?
Ne mélangeons pas ce qui porte préjudice aux activités et à la santé humaines et ce que l’on interprète comme portant préjudice au fonctionnement des écosystèmes. Il est très facile d’identifier des risques pour les humains : le moustique tigre arrive dans le sud de la France avec la possibilité qu’il transporte le chikungunya. C’est très clair, il faut juguler son extension. L’ambroisie, très allergène, s’étend le long de la vallée du Rhône, c’est un problème. Mais, en mettant uniquement ces cas simples sur le devant de la scène, on occulte la deuxième partie du problème, beaucoup plus floue, qui porte sur l’impact sur les milieux naturels. Car évoquer un danger à l’égard de la nature, c’est beaucoup plus difficile. Les situations présentées sont souvent des situations extrêmes, c’est-à-dire des prédateurs introduits dans des îles. Le cas classique, ce sont les rats, les chats, les renards qui provoquent des dégâts véritables, parfois dramatiques, avec des extinctions d’autres espèces. Mais ce sont des cas particuliers : les îles représentent 5% des surfaces terrestres !
A l’inverse, ces espèces ont-elles des effets bénéfiques ?
Le monde serait bizarrement fait si une espèce déplacée d’un endroit à un autre n’avait aucun effet positif. Négatif et positif ne sont d’ailleurs que des interprétations. Une espèce invasive interfère immédiatement et souvent intensément avec l’ensemble de la communauté vivante qu’elle fréquente. En ornithologie, des études ont montré que certaines plantes invasives assuraient une ressource alimentaire pour des oiseaux en danger, parfois même garantissaient leur survie. Sur l’île Rodrigues, dans l’océan Indien, une rousserole en situation extrêmement précaire a remonté la pente à la faveur d’un arbuste épineux introduit et planté pour protéger les semis. En Australie, il existe des zones où on ne lutte plus contre l’expansion du camphrier, parce qu’il est une ressource majeure pour le maintien de quelques pigeons frugivores. Et Lantana camara, qui figure parmi le top 50 des invasives, est maintenant considéré comme une espèce clé de voûte, indispensable pour le maintien de beaucoup d’autres. Un entomologiste californien a montré que le monarque, un papillon nord-américain emblématique, ne tenait que grâce au fenouil envahissant. Il a dû mettre en garde les associations qui luttent contre les invasives.
Vous estimez que les humains n’ont qu’une faible tolérance à l’égard des espèces invasives…
J’appelle surtout à élargir le point de vue ! Regardons si, dans certaines situations, ce n’est pas une bonne chose que des espèces d’origine étrangère réussissent bien là où les espèces autochtones ne réussissent plus. C’est notamment le cas pour des écrevisses. La plupart des populations indigènes ont régressé du fait de la pollution. L’écrevisse de Louisiane, quant à elle, est beaucoup plus tolérante. Certes, elle apporte des nuisances, elle chamboule, elle peut réduire par endroits la diversité biologique. Mais en Camargue, elle est devenue une ressource alimentaire pour les oiseaux échassiers et c’est grâce à elle que les populations de grandes aigrettes et de spatules blanches ont décuplé. Prenons l’ibis sacré qui s’est échappé d’un zoo en Bretagne et s’est étendu dans l’ouest de la France. La campagne menée par l’Office national de la chasse et de la faune sauvage en a éliminé 5 000, justifiant cela par l’hypothèse qu’il entre en compétition avec d’autres échassiers, voire qu’il prélève leurs œufs ou leurs poussins. Finalement, des études menées pendant quinze ans par un naturaliste sur le régime alimentaire de l’ibis ont montré que sa première ressource alimentaire était l’écrevisse de Louisiane, une autre invasive ! Les choses sont beaucoup plus compliquées qu’on ne le croit.
Vouloir éliminer ces animaux ou végétaux a-t-il un sens ?
Mesurer l’impact à long terme d’une espèce invasive, c’est très dur. Prédire l’effet du contrôle, voire de l’éradication, c’est également extrêmement compliqué. Quand on supprime le lapin de garenne ou le mouflon dans une île, on obtient généralement une invasion végétale ! L’herbivore en question contrôlait une autre invasion… Par ailleurs, éliminer une espèce introduite ne permet pas de remonter le temps. Faire disparaître la moule zébrée dans les lacs d’Amérique du Nord, ou la perche du Nil dans le lac Tanganyika, en Afrique, ne fera jamais revenir la situation antérieure liée, dans les deux cas, à la pollution des eaux. C’est cette dernière qui est responsable des situations observées. Mais il est tellement plus commode de pointer du doigt un bouc émissaire que d’essayer de traiter un problème souvent extrêmement complexe.
Qu’est-ce que les espèces invasives apprennent aux écologues ?
Elles ont appris aux scientifiques que les écosystèmes ne sont jamais saturés. Gardons-nous d’une vision de chaises musicales où une espèce invasive chasse une espèce autochtone. Il peut arriver qu’une espèce invasive entraîne l’extinction d’une autre espèce, mais elle ne prend pas sa place. Elles nous ont ensuite appris qu’elles sont capables de s’adapter. On parle de micro-évolution. Par exemple, sur l’île de La Réunion, dans la partie la plus arrosée, où il y a davantage de végétation humide, avec une grande production de fruits, le bec du bulbul orphée s’est allongé, en à peine vingt générations d’oiseaux, pour lui permettre de tirer parti de cette ressource.
C’est très encourageant dans un contexte de changement climatique, par exemple.
Absolument ! Regardons ces invasions biologiques jusqu’au bout, en considérant que, finalement, le vivant est merveilleux. Il a toujours cette capacité à réagir et à absorber les changements qui s’opèrent. Des espèces qui se débrouillent dans des milieux pollués – sans que cela nous empêche de limiter la pollution, bien sûr –, ou qui parviennent à se maintenir dans des milieux si difficiles, c’est encourageant !
Qu’est-ce que notre regard sur les espèces invasives révèle de la relation que nous entretenons avec le sauvage ?
Notre relation à l’animal sauvage est incomplète. Nous n’acceptons le sauvage que s’il ne nous surprend pas trop, s’il nous est familier, s’il est intégré dans notre patrimoine culturel. Les espèces invasives nous disent surtout que nous sommes mal armés pour envisager l’altérité vivante. Face à ces espèces qui n’étaient pas là hier et qui sont là aujourd’hui, notre tendance naturelle nous invite à nous méfier, à envisager les nuisances qu’elles pourraient engendrer. Finalement, est-il heureux de regarder les choses de cette manière-là ? —
Jacques Tassin en dates :
1960 Naissance 
1983 Première rencontre avec l’Afrique, où il découvre la forêt tropicale, en Côte d’Ivoire 
1988 Premier contact avec les îles tropicales, en Guinée-Bissau, sur les îles Bijagos 
2010 Publie Plantes et animaux venus d’ailleurs : une brève histoire des invasions biologiques(Orphie)
http://www.terraeco.net/Jacques-Tassin-Le-vivant-est,59585.html