La Nature fait sensation(s) au musée Gustave Courbet

Publié le 10 septembre 2015 par Savatier

Peindre des paysages pourrait sembler une démarche anodine, d’où tout conflit serait absent. Le paysage existe, il suffirait, en théorie, de copier fidèlement ce que l’œil voit. L’histoire de l’art nous montre cependant que la relation entre le créateur et la nature est traversée d’influences esthétiques, philosophiques, voire religieuses qui infirment l’idée d’une copie servile. Le classicisme et l’académisme oscillaient entre une reproduction littérale et un embellissement qui voulait tendre vers la perfection - un Beau si idéal qu’il en devenait factice. L’artificialité se comprend davantage encore lorsque l’on sait que la règle d’alors privilégiait le travail d’atelier sur celui en extérieur...

Une révolution fut esquissée par les peintres de l’Ecole de Barbizon qui, dès 1830, sillonnèrent la forêt de Fontainebleau pour y peindre sur le vif - au grand damne des conservateurs. Puis l’apparition de la photographie redistribua, volontairement ou non, les cartes. Décriée par les esthètes - Baudelaire en tête - elle n’en obligeait pas moins les peintre à réfléchir sur leur art. Contre une copie fidèle du motif (non idéalisée, photographique et devenue assez vide de sens), émergea l’idée d’inviter l’émotion ressentie par l’artiste dans le tableau. Comme le disait Cézanne, « Peindre d’après nature, ce n’est pas copier l’objectif, c’est réaliser ses sensations. » C’est l’exploration de cette période, qui couvre la seconde moitié du XIXe siècle et tout le XXe, que propose la belle exposition Sensations de nature De Courbet à Hartung qui se tient jusqu’au 12 octobre au musée Gustave Courbet d’Ornans (Doubs).

Monet Claude (dit), Monet Claude-Oscar (1840-1926). Paris, musée d'Orsay. RF2009.

Sans doute aurait-on pu s’attendre à un autre mot, « impression », rendu si célèbre par le mouvement impressionniste. Mais force est de constater que « sensations » traduit plus fidèlement la démarche. Car l’Impressionnisme, pour mondialement reconnu qu’il soit aujourd’hui, n’occupe dans l’histoire de l’art qu’un quart de siècle précisément circonscrit, alors que la traduction des sensations, qui de manière éminemment subjective convoque l’ensemble des cinq sens, préoccupe toujours la création contemporaine, figurative ou non.

La complexité des ressentis, inhérents à chaque individualité, offre une grande variété d’interprétations que le visiteur pourra mesurer. Le rapport charnel à la nature de Courbet s’exprime dans une pâte riche, épaisse, sombre, à la fois végétale, minérale et animale, qui occupe toute la toile, comme le montrent Le Chêne de Flagey (1864), les inquiétantes anamorphoses de la Vue de la caverne des Géants près de Saillon (vers 1873) ou La Trombe, Etretat (vers 1869). Ici ne règne, pour reprendre les termes du peintre, ni « dessin de convention », ni « coloris de convenance » du genre idéaliste, mais le choc d’une nature-mère, source du Beau. Admirateur du maître, Cézanne choisit au contraire la fluidité synthétique qu’offrent les silhouettes des Baigneurs (1899-1900). La lumière vibrante des Impressionnistes apparaît ensuite, avec Pissarro (Chemin sous bois en été, 1877), Sisley, Signac et l’étonnante Seine à Port-Villez (vers 1890) de Monet. Poursuivant le parcours, une palette passionnée réunit Paul Sérusier (Le Champ de blé d’or et de sarrasin, vers 1900) et les toiles méridionales de Pierre Bonnard, notamment Le Cannet (1930) et l’éclatant - presque aveuglant - Golfe de Saint-Tropez au couchant (1937).

Les sensations ne se limitent pas à une représentation purement figurative, la chaotique et anguleuse Carrière de Bibémus (1948) d’André Masson et surtout les larges aplats de Nicolas de Staël en témoignent à travers une exceptionnelle réunion de cinq toiles des années 1952 à 1955 (notons particulièrement Marine à Dieppe, 1952 et Le Fort carré d’Antibes, 1955) dont la synthèse tutoie l’abstraction. Celle-ci est bien présente, avec des œuvres surprenantes d’Anna-Eva Bergman (dont le très lunaire Finnmark Hiver, 1966) et six acryliques de Hans Hartung - saluons l’initiative d’avoir réuni ce couple - audacieusement réalisées par l’artiste avec un balais de genêts, qui forment un ensemble d’une troublante cohérence.

L’exposition s’achève sur des dessins et des sculptures de Giuseppe Penone, autour de la thématique des arbres, dans une approche minimaliste qui permet cependant de refermer la boucle inaugurée par l’arbre central du Bord de Charente à Port-Berteau (1862) de Courbet, lequel semblerait presque fragile devant Le Chêne de Flagey.

A signaler pour finir le beau catalogue (Sensations de nature, Lienart-Musée Courbet, 176 pages, 25 €), tant pour ses illustrations de qualité que pour les essais très complets qu’il contient.

Illustrations : Claude Monet (1840-1926) La Seine à Port-Villez, v. 1890, huile sur toile, 65,5 x 92,5 cm Paris, musée d’Orsay, legs du comte Isaac de Camondo, 1911 ©RMN-Grand Palais (musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski - Nicolas de Staël (1914-1955) Marine à Dieppe, 1952, huile sur toile, 65 x 81 cm Collection particulière, U.K. Courtesy Galerie Applicat-Prazan, Paris © Adagp, Paris 2015.