[Critique] DHEEPAN

Par Onrembobine @OnRembobinefr

Note:

Origine : France
Réalisateur : Jacques Audiard
Distribution : Antonythasan Jesuthasan, Kalieaswari Srinivasan, ClaudineVinasithamby, Vincent Rottiers, Marc Zinga, Franck Falise, Tarik Lamli, Faouzi Bensaïdi…
Genre : Drame
Date de sortie : 26 août 2015

Le Pitch :
Un soldat Tamoul décide de fuir le Sri Lanka et les horreurs de la guerre, en se faisant passer pour un autre. Après avoir entraîné avec lui une jeune femme et une fillette de 9 ans, il s’envole pour la France où il finit par devenir gardien dans une cité très sensible de la banlieue parisienne. Devant s’intégrer au mieux pour éviter d’être expulsé, il se heurte de plus à la violence d’un quartier régi par les gangs…

La Critique :
Antonythasan Jesuthasan est adolescent quand il est enrôlé dans l’armée des Tigres Tamoul au Sri Lanka. Avec de faux papiers, il finit par rallier la France, où il multiplie les petits boulots, avant d’obtenir l’asile politique. À la fin des années 90, il se met à la littérature et publie, sous un pseudonyme, de nombreux romans, dont la plupart sont traduits en anglais. En 2011, l’écrivain tourne dans son premier film, une œuvre Tamoule…
Pour tenir le rôle principal de son nouveau projet, Jacques Audiard a souhaité tourner le dos au star system. Vu le sujet, on le comprend. En plus de ne pas être connu, Antonythasan Jesuthasan n’est pas à proprement parler un acteur et l’histoire du long-métrage s’inspire grandement de la sienne. Ce n’est pas un professionnel et pourtant, vous ne trouverez pas cette année, dans le cinéma français, de performance aussi intense, habitée et plus globalement impressionnante que la sienne dans le dernier long-métrage d’Audiard.

Dès la première scène, prenant place au Sri Lanka, Dheepan prend à la gorge. Les images de la guerre sont dures, crues et illustrent la détresse totale d’un peuple abandonné à son tragique sort. Le soldat incarné par Antonythasan Jesuthasan décide de tout lâcher et, après avoir enrôlé une femme et une enfant, qu’il fait passer pour sa femme et sa fille, s’envole pour Paris, en quête d’une vie meilleure. Il sera Dheepan, un réfugié pris en charge par les services sociaux, qui lui confient la garde d’une barre d’immeuble dans un cité gouvernée par la violence de bandes organisées oubliées des autorités. Voir ce type, cette jeune femme et cette fillette quitter un enfer pour entrer dans un autre a quelque chose de terrifiant, en cela que nous savons bien que la tranquillité et la sécurité tant souhaitées ne seront pas au bout du chemin pour ceux qui ont déjà tout perdu dans leur pays.
Pour orchestrer le récit, qu’il rapproche des Lettres Persanes, de Montesquieu, Jacques Audiard a laissé de côté certains de ses gimmicks de mise en scène les plus flagrants, comme ces fameux gros plans au centre de ses précédentes livraisons. Il suit l’intégration de Dheepan et des siens dans un style quasi-documentaire, et s’efforce, en réduisant au maximum ses effets, d’amplifier l’immersion. Étrangers aux coutumes de la France, qu’ils voient comme une sorte d’Oasis de paix, et de ses problématiques sociales, les trois personnages découvrent une réalité qu’ils ne soupçonnaient pas. C’est là où le rapprochement avec l’œuvre de Montesquieu est la plus flagrante. Comme l’écrivain, Audiard jette un regard sans concession sur son pays, à travers le prisme de la perception de réfugiés catapultés au centre d’un endroit qui cristallise quelques uns des plus graves problèmes sociétaux. Violence, trafics en tous genres, absence de la police, la quartier qui voit l’arrivée de Dheepan est une zone de non droit. Lui veut passer inaperçu. S’intégrer. Gagner de l’argent. Pouvoir se fondre dans la masse. L’œil d’Audiard est affûté. Sa caméra colle de près aux personnages et, avec une économie de mots et donc d’explications, il retranscrit une réalité cruelle, dans ce qu’elle peut avoir de plus extrême (les fusillades des règlements de compte entre dealers), mais aussi de plus « banal » (la pauvreté, l’absence de perspectives d’avenir, les difficultés pour s’intégrer). Chaque personnage, que ce soit Dheepan, sa femme ou sa fille, se fait le vecteur d’une problématique bien précise. Quand il raconte le quotidien de cette fausse famille dysfonctionnelle, Audiard ne lâche rien non plus et développe des thèmes qui lui sont chers, comme l’impossibilité de trouver l’amour par exemple. Avec une grande pudeur et un respect constant pour les contradictions de ses personnages, qu’il ne décrit pas comme des idéaux immaculés, mais comme des êtres humains nageant à contre-courant, parfois touchés par le désespoir, la colère et/ou l’incompréhension.

Dans sa première partie, Dheepan organise une sorte de montée en puissance. Peinture sans artifice d’une intégration difficile, qui trouve un écho vibrant dans l’actualité, le film, on le sent, va néanmoins vers autre chose. Peu à peu, il se transforme en une sorte de western urbain, dont le héros est ce type qui vide les poubelles et que tout le monde considère comme un larbin pas foutu de comprendre ce qu’on lui raconte. Un homme invisible. Sauf que Dheepan n’est pas une victime. Il n’est pas vulnérable. À l’image de cette séquence hyper forte durant laquelle la femme de Dheepan lui parle de la fusillade qui a secoué le quartier, en lui disant que ce qui a changé c’est que désormais, ce n’est plus lui qui tient les armes, le long-métrage organise la révolte brute d’un homme qui s’était pourtant juré de ne plus faire appel à la bête que l’armée a dressée, et nourrie de sang, toutes ces années dans son pays rongé par la barbarie. En quête de paix, Dheepan doit empêcher cette bête de se réveiller, mais ce n’est pas simple. Le monde, à l’extérieur, encourage cette bête à montrer les dents et Audiard, derrière la caméra, traduit la détresse dans laquelle se trouve son protagoniste principal, quand il lutte pour garder son intégrité et de pas tomber dans les mêmes travers que lorsqu’il tenait les armes.
Quand il change de cap, et voit Dheepan agir pour les siens, le long-métrage n’embrasse pourtant pas totalement les codes des films qu’il peut évoquer. Et si certains ne se sont pas privés de mentionner à ce propos Charles Bronson, faisant le pont avec des films comme Un Justicier dans la Ville, dans les faits, ce n’est pas si simple. Si il décide d’agir, de prendre les armes, le personnage incarné par Antonythasan Jesuthasan ne devient pas pour autant un justicier de série B. Non pas que nous n’apprécions pas ce genre de production (bien au contraire), mais ici, cela aurait trop juré. Non, Audiard change de cap, mais utilise la condition des ses personnages et leur progression dans la société des oubliés de la République, pour donner encore plus de force aux actions de Dheepan. Si il évoque davantage l’excellent Harry Brown avec Michael Caine, le film peut à ce moment déconcerter, mais force est de reconnaître que Audiard a remarquablement amené son revirement, sans jamais tomber dans la gratuité, et en nourrissant en permanence ses obsessions et ses thématiques. En injectant justement des codes bien connus des amateurs de séries B décomplexées, qu’il ramène à un niveau plus âpre et plus réaliste, le cinéaste organise une explosion barbare super immersive et donc d’autant plus traumatisante. D’autant plus qu’elle relâche dans le sang toute la tension accumulée… En résulte une séquence finale hallucinante, mise en scène à l’aide d’un plan séquence furieux, traduisant la maîtrise d’un réalisateur habité d’une vision précise, en pleine possession de ses moyens. Une explosion qui précède une conclusion certes un peu « facile » mais néanmoins nécessaire…

Difficile de parler d’un film qui gagne sans aucun doute à être vu sans trop savoir où on met les pieds. Dheepan, pour toutes les raisons évoquées, est le meilleur film de Jacques Audiard. Celui qui s’avère le plus émouvant, grâce notamment à ces visions presque surréalistes et à ces plans de toutes beauté, pleins d’audace et d’inventivité. Le plus violent aussi et le plus difficile. Dheepan n’est pas une œuvre confortable. La souffrance se lit dans chaque regard d’Antonythasan Jesuthasan et se bat sans cesse avec une lueur d’espoir que les personnages s’efforcent de maintenir. Dominé par la performance de ce monstre de charisme qu’est Antonythasan Jesuthasan, le long-métrage peut aussi compter sur l’authenticité de Kalieaswari Srinivasan et de ClaudineVinasithamby, elles aussi novices et pourtant si douées pour traduire l’essence même de leurs rôles, qui cristallisent de nombreuses idées et autres ressentis ambigus et complexes. Vincent Rottiers aussi est excellent, lui qui incarne la menace extérieure d’une délinquance livrée à elle-même. Effrayant et ambivalent, il est parfait.
Salué à Cannes, où il reçut la Palme d’Or, Dheepan est un grand film. Le genre à rester gravé dans les mémoires. En phase avec son époque, il ose de plus un mélange des genres audacieux. Inutile de préciser qu’on voit peu de telles choses en France. Non pas que certains n’ont pas déjà tenté de mixer plusieurs styles à priori antinomiques, mais Audiard, lui, a touché au vif. Il a réussi à sublimer son histoire et ses personnages, sans jamais tomber dans les clichés, en suivant son idée jusqu’au bout. Le fait même de tourner un film essentiellement en langue Tamoul représentait un défi de taille. De quoi l’aliéner aux yeux du grand public réfractaire, qui pourrait se méprendre sur la vraie nature de ce gros morceau de cinéma. En soi, Dheepan est terriblement efficace et tragiquement beau. À quelques exceptions près, dont quelques pistes abandonnées de manière un peu curieuse, le film ne souffre d’aucun défaut majeur et sublime en quasi-permanence son propos. Dans le jargon, on appelle ça une claque.

@ Gilles Rolland

Crédits photos : UGC Distribution