Miracle du texte dit autrement, décloisonné, libéré, rendu à sa puissance. Torreton se veut tour à tour calme, modéré, puis emporté, presque colérique quand il impose à la sonorité des syllabes un tempo tout en vibration, juste ce qu’il convient de souffle pour amener «C’était un chien d’ivrogne», «Garde-moi la mer» ou une excursion rimbaldienne qui hisse l’acteur lui-même là où, peut-être, il n’imaginait pas aller, si haut qu’en s’arrimant à ses mots nous avons décroché quelques étoiles endormies que Leprest aurait aimé lécher du regard. Tout y était. L’insurgé. L’amoureux. Le tendre. Le torturé. L’éprouvé. Le malheureux. Même l’engagé.
Géant. Chacun est fils de son temps. Contemporain nous sommes. De la même farine grise, de la même étoffe plus ou moins fripée, mais avec au coin de l’âme d’identiques rêveries que les poètes, les vrais, rendent lisibles et vivants. Poétiser n’est pas délirer. Ce ne sont pas des chimères qui émergent de ces moments à la Leprest-Torreton où la tête s’émancipe, où les idées suivent leur pente de résistances… Que les lecteurs soient indulgents. Réduire cette chronique d’après-Fête à un seul spectacle peut avoir quelque chose d’injuste. Il y a toutefois des jours où la réalité s’impose à vous dans ce qu’elle a de plus magistrale. Et il aurait été malaisé et pour tout dire mensonger de taire cette simple vérité : la pudeur doit parfois s’effacer derrière l’évidence. Cette évidence porte un nom de géant: Philippe Torreton. Quand l’irruption du génie d’un acteur provoque une sorte d’ébranlement.
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 18 septembre 2015.]