Stiglitz : l'inégalité est un choix politique

Par Gerard

Il murmure à l’oreille des présidents et parcourt la planète pour convaincre les Etats d’en finir avec l’austérité : Joseph Stiglitz a mis tout son poids dans la bataille pour lutter contre ces inégalités qui asphyxient nos démocraties. Rencontre avec le prix Nobel d’économie à l’occasion de son dernier passage à Paris.

Auteur de deux best-sellers, Le Triomphe de la cupidité et Le Prix de l’inégalité, Joseph Stiglitz présentait récemment à Paris son dernier ouvrage : La Grande fracture – les sociétés inégalitaires et ce que nous pouvons faire pour les changer (Editions Les Liens qui Libèrent).

L’occasion d’un bilan de l’économie mondiale sept ans après le début de la grande crise financière, et des quelques remèdes qu’il est encore possible de lui apporter. Un tour d’horizon en neuf idées-forces.


1.Le niveau actuel des inégalités économiques est en train de tuer la démocratie

«Abraham Lincoln définissait la démocratie comme étant le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Or nous avons désormais le gouvernement du 1%, par le 1% et pour le 1% », jette d’emblée Joseph Stiglitz. Un propos qui a d’autant plus de poids que celui qui prononce ces paroles graves n’a rien d’un dangereux révolutionnaire : il n’est autre que l’ancien économiste en chef de la Banque mondiale et prix Nobel d’économie 2001.

L’économiste, démocrate et proche des Clinton, poursuit son travail sur les dommages collatéraux qu’occasionne l’augmentation constante des inégalités au sein de la société. Il s’intéresse plus particulièrement au cercle vicieux qui en renforce aujourd’hui la tendance : « L’aggravation de l’inégalité économique se traduit en inégalité politique, qui donne à l’argent un pouvoir sans limite ; et cette inégalité politique accroît l’inégalité économique ». Et d’insister : « La démocratie aujourd’hui ce n’est plus « un homme-une voix », c’est « un dollar-une voix ». Le niveau actuel des inégalités économiques torpille nos démocraties ».

2.Les marchés financiers ont appauvri le salarié et cassé la demande

En cause, les politiques de déréglementation irresponsables, de réductions d'impôts, et d’allégements fiscaux pour les plus aisés. « Si les marchés financiers ont pu passer de 2,5% à 8% du PIB, c’est parce qu’ils ont pris l’argent dans la poche des citoyens. La cassure entre le 1% et les 99% autres est pire aux Etats-Unis que partout ailleurs. Depuis 30 ans nous avons voulu changer les lois de l’économie et le monde entier nous a malheureusement imité. L’idée consistait à diminuer les impôts, à libéraliser, à déréguler. Nous pensions alors que cela provoquerait plus d’incitation, plus de liberté, plus d’énergie économique, et que la part de chacun s’en trouverait augmentée. Nous avions tort. Au cours des années, avec moins d’impôts et moins de répartition, la croissance a diminué. Depuis lors la majorité des revenus stagnent, et le taux de chômage réel est comparable à celui de la France. Un homme salarié est aujourd’hui moins bien payé qu’il y a 40 ans. L’économie américaine ne fonctionne plus depuis des années que pour le 1% qui ont vu leurs revenus croître de 22%, soit une multiplication par deux en 35 ans. C’est un changement extraordinaire. La société n’est plus divisée en classes sociales, elle est divisée entre le 1% et le reste. Si nous sommes tous dans le même bateau, le 1% est sur un autre bateau. Kennedy avait l’habitude de dire : « La marée soulève tous les bateaux » pour dire que la croissance économique était profitable à tous. Or nous avons désormais la preuve du contraire. Tout l’argent va au sommet, et pour les autres, la grande majorité, il ne reste rien. Le revenu médian aux Etats-Unis est plus faible qu’il ne l’était il y a un quart de siècle. Le salaire minimum est au niveau de ce qu’il était il y a 50 ans ! Et la récession a empiré les choses. La classe moyenne a perdu sa richesse, son travail, sa maison. Officiellement la reprise économique a débuté en 2009. Pourtant 91% des bénéfices ont été au 1%. La vaste majorité, elle, n’a pas vu de reprise. Alors que la productivité a plus que doublée en 40 ans, les revenus stagnent pour la première fois dans l’Histoire ».

« Mon dernier ouvrage, La Grande fracture, décrit les différentes manières dont les Etats-Unis sont devenus aussi inégalitaires. 80 milliardaires possèdent autant que le reste de l’humanité. Cette fortune, ils ne l’on pas gagné : ils en ont hérité. L’inégalité des chances est une autre dimension. Nous nous sommes rendus compte qu’il y a un transfert intergénérationnel de l’inégalité. Un enfant de riches, même nul en classe, s’en sortira toujours mieux qu’un enfant de pauvres qui travaille très bien. Penser que les Etats-Unis sont la terre du possible est un mythe. C’est là que l’on observe le plus haut niveau d’inégalité avec le moins d’égalité des chances, y compris dans ce qui touche à la santé ».

3.Réécrire les règles du jeu

« Ce que je veux dire ici, c’est que l’inégalité n’est pas seulement le résultat d’une économie : c’est un choix politique. C’est d’ailleurs ce qui me rend optimiste : car si l’inégalité était le résultat d’une loi, un peu comme la gravité, il n’y aurait rien à faire. Si l’inégalité est un choix, alors on peut changer politiquement les choses pour obtenir plus d’égalité ».

« Nous avons fait des choix. Nous en payons un prix exorbitant. Nous avons affaibli notre économie, divisé la société, torpillé notre démocratie. Et ce n’est pas là une vision idéologique. Le FMI ou l’OCDE ont fait des études qui démontrent que tel est bien le cas. Nous savons désormais combien l’inégalité est néfaste pour l’économie ».

« Alors que faire ? 40 ans d’inégalité ne se règlent pas comme ça. La bonne nouvelle en Amérique, c’est qu’il y a désormais consensus au sein du parti démocrate pour considérer que l’inégalité est notre problème N°1. Même les républicains l’acceptent. Il faut réécrire les règles du jeu. J’ai étudié ce qui se passe à l’île Maurice. Ils ont fait le choix de l’éducation et de la santé pour tous. C’est aujourd’hui une des économies qui croient le plus vite dans cette région du monde. L’austérité en revanche est en train de tuer l’Espagne et la Grèce ».

« Mais le poids de la finance dans les campagnes électorales a transformé la politique : il ne s’agit plus de défendre des convictions mais des intérêts privés. Lors des dernières élections présidentielles de 2012, chaque candidat a dépensé plus d’un milliard de dollars. Et cela sera pire encore en 2016. De telles levées de fond ne concernent que les très riches. La politique est devenue un investissement comme un autre qui réclame un retour sur investissement. Les riches utilisent l’argent pour rendre les votes de la majorité pauvre impossibles. Pourquoi voter si c’est Wall Street qui dirige ? Nous avons aujourd’hui 10 banques qui vont à l’encontre des intérêts de 350 millions d’Américains. En 2014 le taux de participation aux élections a été le plus faible de notre histoire ».

4.L’austérité est une mauvaise politique

Joseph Stiglitz se veut surtout pragmatique : « Limiter l’inégalité est la partie la plus facile. La difficulté, c’est la réforme politique. Comment rendre démocratique nos démocraties ? Notre défi consiste avant tout à relancer la demande. On ne fait pas croître une économie avec le chômage. Il faut de la demande, pas de l’austérité. Nos services publics ont perdu 2,5 millions d’emplois depuis la crise. La capacité des politiques monétaires pour stimuler l’économie est très limitée. L’austérité c’est de la mauvaise politique. La Réserve Fédérale a contribué à l’inégalité. Faire les riches plus riches ne bénéficie pas à la société. Le premier problème est un problème de demande, pas le niveau de revenu. Les pays scandinaves ont inventé la flexi-sécurité : l’Etat assure le plein emploi. En cas de chômage, on retrouve un nouvel emploi rapidement, sinon on a droit aux aides sociales. Voilà une bonne façon d’organiser les choses. Pourquoi ça marche ? Parce que les impôts sont élevés, ce qui permet de financer la recherche, les innovations technologiques, les infrastructures, l’éducation… Il faut garder à l’esprit que Google, et plus généralement l’Internet et la nouvelle économie, sont issus de recherches subventionnées par l’Etat. Il faut le soutien de fonds publics si l’on veut de la croissance.

5.L’impôt doit encourager ce qui est bon pour l’intérêt général, et décourager ce qui est mauvais

« Il faut également revoir la structure de l’impôt. Notre système d’impôt, régressif, fait qu’en pourcentage le 1% paye moins que les autres. Ce système n’est pas stable, il ne peut survivre à moins qu’il ne se réforme. Il faut accroître les impôts sur la pollution et les réduire sur le travail. Il faut les augmenter sur les entreprises qui n’investissent pas et les baisser sur celles qui investissent. L’impôt doit permettre de décourager ce que l’on ne veut pas et encourager ce que l’on veut ».

6.En finir avec la recherche de la rente qui tue l’esprit d’entreprise

« Le problème fondamental n’est pas le marché en soi ; c’est qu’on a déformé le marché. La concurrence s’est transformée en monopoles, car là où il y a de la concurrence on ne peut pas faire beaucoup d’argent. L’une des première sources de l’inégalité est la distorsion du système économique que représente la recherche de la rente ».

7.Retrouver la fierté

« On peut fonctionner avec un certain degré d’inégalité. Mais désormais cette inégalité est devenue extrême. Au point de corrompre nos sociétés. Aujourd’hui tous les matins les écoliers américains répètent le serment à la nation qui se termine par la phrase « Justice pour tous ». Nous commençons à comprendre que quelque chose ne fonctionne pas. Nous n’avons pas su créer la société que nous aurions aimé créer ».

8.La finance doit retrouver son rôle de moteur de l’économie

« Le secteur financier doit jouer pleinement son rôle. Comment faire en sorte qu’il fasse ce pour quoi il est fait, à savoir servir l’économie ? Les prêts des banques sont aujourd’hui en dessous de ce qu’ils étaient avant la crise. Les banquiers préfèrent la spéculation. Il faut imposer la séparation entre les banques de dépôts et les banques d’investissements. On a sauvé les grandes banques, mais pas les banques de proximité qui prêtaient aux PME. Nous avons concentré les efforts sur le big business de la spéculation… Pour résoudre la crise on a permis aux grandes banques de fusionner ; elles sont devenues plus grandes encore. De plus la plus grande part des profits des entreprises enrichit d’abord la banque. C’est là une distorsion de l’économie. Le « shadow banking » a massivement manipulé et truqué les marchés. La transparence est nécessaire. Il faut que les gens comprennent ce qu’ils perdent pour réagir ».

9.Changer la nature de la croissance

« Nos ressources sont rares et non tarifées. Il va falloir changer la nature de notre croissance. On ne peut continuer dans une croissance matérialiste, avec plus de voitures, plus de TV. Il faut restructurer l’économie autour d’une économie de service, d’éducation, de santé ».