Mika Biermann – Booming

Par Marellia

Un Far-West kaléidoscopique
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Mika Biermann – Booming [Anacharsis, 2015]


Ecrit pour Le Matricule des anges
Le western a-t-il de beaux restes ? Pas sûr que Mika Biermann s’en préoccupe. Les restes – beaux ou laids - d’un genre où le cliché fait loi (à cause peut-être d’un certain Leone, qui dès les années soixante l’avait converti en parodie), il les cueille en l’état d’un air ravi pour monter sur si douteux matériau l’édifice de son Booming.
« Une porte s’ouvre sur le désert » et le lecteur se retrouve face à un roman d’aventures au Far West qui se fait fort de ne jamais retomber sur le pied attendu. « On aura tout vu » est-il ensuite annoncé ; non, « presque tout », s’empresse-t-on d’ajouter.
Le couple de héros, au profil légèrement cervantin (un grand maigre un peu exalté, un petit gros inquiet et terre à terre), traine ses guêtres dans la poussière et la sècheresse vers le Booming en question, obscure localité où – ne cesse-t-on de les prévenir – « il n’y a rien ». Rien ? Pas si sûr : il y aurait là-bas la fiancée de Pato Conchi (le petit gros, mexicain d’opérette, en vérité colombien), nommée comme il se doit Conchita, enlevé par le vil Kid Padoon. Son comparse et ami, le peintre anglais Lee Lightouch (le grand maigre), bien du genre à n’écouter que son cœur, l’accompagnera donc à la rescousse de la jeune femme.
Bien entendu, puisqu’il ne saurait en être autrement, les choses vont prendre pour nos deux héros une tournure inattendue et les embuches se multiplier. Mika Biermann, cependant - ce n’est pas le moindre de ses mérites - va très vite dépasser le simple jeu de clins d’œil et faire de la nature même du cliché – par essence figé dans le temps – un des moteurs narratifs les plus féconds de son livre. L’ouest de Booming, en effet, s’avèrera d’un carton pâte littéral : tout y est pris dans une stase, comme si le temps ne s’écoulait plus. Cela commence par un indien dont « à l’œil nu, les cheveux ressemblaient à de vrais cheveux, la peau à de la vraie peau » et qui « au toucher, avait la dureté de la pierre ». Inamovible, il est condamné à scruter éternellement la pampa qui s’étend devant lui, son légendaire regard d’aigle soudain pétrifié, tandis que les brins d’herbes sont devenus tranchants comme des lames et que l’eau de la rivière, épaisse et lourde, semble ne plus couler dans son lit. Nos deux amis contemplent perplexes ce décor en mangeant leurs fayots.
On dit parfois, pour évoquer certains lieux particulièrement reculés, que le temps s’y est arrêté. Le bled que Biermann a choisi pour son récit n’échappe pas à la règle. Au contraire, il l’amplifie. Lorsqu’ils débarquent enfin dans les rues de la petite ville, c’est pour découvrir que tout y est pris dans cette même gangue, celle d’une vidéo que l’on aurait mis en pause et dont on pourrait observer l’image sous tous les angles en s’y baladant. Dans la grande rue, un duel : la balle, figé en l’air, n’a toujours pas rejointe sa victime. Au saloon, on boit une bière pour toute l’éternité ; ailleurs, un cheval n’en finira jamais de mourir.
Le puzzle narratif va en se compliquant et la balade se fait moins paisible, puisque le temps reprendra son cours, plus ou moins rapide selon les moments. La balle (métaphore évidente du suspense comme concept à tordre et retordre à plaisir) se rapprochera inexorablement de sa victime, tandis que nos héros rencontreront des personnages qui pourraient bien être leurs doubles. Certains morts peu fréquentables se relèveront dans leurs cercueils et les temporalités se mélangeront allègrement comme autant de possibles qu’il n’y aurait nulle raison d’ignorer. Booming, l’air de rien, est un roman expérimental qui se permet le luxe de réussir haut la main son expérimentation. Alors que le caprice semble régner (celui de l’auteur, qui se réjouit du jouet qu’il a entre les mains) rien n’y est gratuit, rien n’y pèse.
L’éditeur parle – à raison – d’un western quantique ; les linéarités narratives se multiplient, ce qui n’empêche pas le récit de maintenir une tranquille fluidité, une certaine nonchalance, qui n’est bien sûr qu’apparente. « Lightouch », un tel choix de patronyme pour l’un des personnages ne semble de ce point de vue pas anodin, tant cette « légèreté de touche » apparaît comme une des qualités premières du roman.
De même que ses deux personnages sont étrangers, Biermann est allemand. Mais s’ils ont eux parfois l’air de touristes qui se demandent quand même un peu ce qu’ils font là, ce n’est certainement pas le cas de l’auteur quant à l’immersion dans une langue française qu’il maîtrise sans heurts et sans virtuosités inutiles, se permettant d’y inclure quelques expressions qui fleurent bon son Marseille d’adoption, un de ces multiples petits décalages dont le livre n’est pas avare.