(note de lecture) Didier Cahen, "Les Deux rives," par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé

Les presses numériques Recours au poème éditeurs proposent une anthologie de poèmes de Didier Cahen. Le choix porte sur des recueils publiés entre 2000 et 2013 — Un monde en prose, Trois jours, Les sept livres. Des inédits sont également proposés, tandis que d’autres textes figurent des recompositions de poèmes antérieurement parus. Le tout forme un ensemble d’une grande cohérence. Cohérence formelle, tout d’abord, puisque ces poèmes sont majoritairement conçus autour de strophes brèves et de vers courts. Les quelques proses elles aussi renvoient à un programme fragmenté, ainsi qu’en témoignent les nombreux points de suspension qui aèrent certains blocs de prose, ouverts alors à un vide discontinu : « … ni je ni rien, le paysage humain. Un mur dressé dans la mémoire Emaz. On traîne les mots. L’œil va plus haut plus vite. On passe, on ne passe pas, on déshabille le vide. ‘Après, c’est de la nuit’. Rien ne filtre ; le temps s’égoutte. Je, c’est… aussi… poursuivre l’inventaire… On règle la nuit avec ses propres mains ». Cohérence thématique, ensuite, car il s’agit toujours d’interroger les liens que tissent le vivre et l’écrire à partir d’une « poignée/De mots », « un soupçon/De vide ». Un terme, peut-être, pourrait coupler l’élan de ces deux mouvements : celui de patience, qui caractérise une recherche parvenant à faire de la durée ce flux qui emporte et retient l’existence, ce cheminement qui expose et impose l’écriture. Les titres des différentes sections constituent autant de pauses qui observent l’instant et son accomplissement (« Le jour même », « Ralentir »), l’émotion (« Frayeur »), l’identité (« Qui suis-je ? »), le voyage et le transport (« Ralentir », « Détours »). Les motifs des poèmes dessinent un monde dépouillé et riche tout à la fois, déchiré, déchirant. Attention aux matières, aux formes, aux espaces, aux couleurs, aux substances, aux marques sensibles des mots et des choses. Le poète existe « au bord » du monde, parle au plus près de l’intime, et borde lui-même une langue qui constitue à la fois le précipice et l’ouverture à partir desquels cerner l’envers du silence : le bruit du monde, la charge des mots, le murmure des histoires telles qu’il faudrait les entendre sans les entamer ni les blesser. Avec une grande délicatesse, et des moyens toujours retenus, Didier Cahen parvient à restituer le métier de vivre : il lui suffit d’embras(s)er quelques-uns des éléments essentiels d’un monde « en prose » pour bâtir un chaosmos versifié, et consolider un monde en constant devenir que même les anges, ici, humanisent. Tout est là, le contenu et le contenant, la « contenance » et l’« étoffe », la pesanteur et la grâce. « Ciel c’est… garder la route ouverte … ». Le poète veille, c’est-à-dire : le marcheur creuse, le lecteur recueille, le père console, l’ami s’inquiète. « prenant langue avec le jour », il souligne combien le « rien » prédispose à l’objet, articule la vie, descelle la langue.  
 
Ces Deux rives, au sein desquelles s’écoule une voix singulière, ménagent également, et c’est plutôt rare dans la poésie contemporaine, un espace pour l’ironie et la distance. Le poète s’interdit le « sentiment », mais s’accorde l’écart exact qui lui permet de rire de lui-même. « Il » est en quelque sorte à la traîne et au devant de « je », situé en tout cas de telle sorte que l’écrivain soit le premier à sourire et à se moquer de son nom, de ses habitudes, de ses obsessions, de son panthéon, de ses fautes de goût, de ses audaces et de ses timidités. « D.C./Jabès ! on n’ose imaginer. Je c’est… la joue tendue, tout ‘en bas de l’échelle’, le peu mêlé au rien comme un jouet dans la tête. » S’il tutoie le monde, s’il vouvoie ceux qu’il admire tant (Jabès, Giroux, Jaccottet, Bonnefoy, Dupin, Celan, Emaz), il s’adresse en tout cas à cet « homme intérieur » qui double et trouble chacun d’entre nous. Le mystère est immanent, humain, terriblement humain : « Tu vois…/Tout tient peut-être/En quelques mots ».  
  
Anne Malaprade 
 
Didier Cahen, Les Deux rives, anthologie choisie, collection « poètes des profondeurs », Recours au poème éditeurs.  (publication numérique, 150 p.  7€).
Fiche du livre sur le site de Recours au poème.