Unlucky young men : une virée désabusée à travers le « mai 68 » japonais

Publié le 10 octobre 2015 par Paoru

Mai 68, une date chargée de symboles pour plusieurs générations d’entre-nous, qui s’est drapée d’un voile romantico-idéaliste à travers les années. Synonyme de rébellion cool, d’espoir et manifestation d’une volonté de faire voler en éclat un pouvoir dépassé, sclérosé et un brin oligarchique. Plusieurs générations d’adolescents et de jeunes adultes en rêvent encore…

Parmi ces derniers plusieurs lisent des mangas, bien sûr, mais combien en France savent que le Japon, ce pays bien sous tous rapports et à la société uniforme, a connu de telles révoltes lui aussi, la même année qui plus est ? Toute la génération nippone paumée des années 2 000 que l’on voit dans les mangas d’Inio Asano (Solanin, La fille de la plage) n’a pas été la première à la recherche de repères.

Ainsi, avec le premier tome de Unlucky Young Men qui sort cette semaine dans la collection Latitudes des éditions Ki-oon (Emma, Goggles, Coffee Time) je vous propose de plonger un demi-siècle en arrière, grâce aux talents combinés de Eiji OTSUKA au scénario et Kamui FUJIWARA au dessin. Ce premier tome sur les deux à venir est l’occasion d’une captivante découverte, dans une virée mouvementée qui mélange polar et chronique sociale, en allant du célèbre vol des 300 millions de yen au baroud d’honneur d’une génération désabusée qui formera pourtant des cohortes de salarymen dociles dans les décennies qui vont suivre. Un Japon à la croisée des chemins qui, comme les héros de cette fable remuante, ne sera plus jamais le même…

Une génération profondément malheureuse…

Avant d’en venir à l’ouvrage lui-même, plantons le décor de cette année et de cette époque méconnue qu’Unlucky Youn Men sort totalement de l’oubli.

Parce que vois-tu, cher lecteur, dans les années 60 les jeunes Japonais, en tout cas la jeunesse Tokyoïte, elle est rebelle et révolté à 100% contre ses aînés. En même temps, on le serait à moins : elle a grandi dans le Japon vaincu d’après guerre, sous juridiction américaine, et son enfance des années 50 a été synonyme de grande pauvreté (lisez Rainbow de KAKIZAKI et ABE pour vous faire une idée). Quantité d’orphelins et d’enfants abandonnés ont erré dans les rues, leur quotidien se résumant à la survie. Ils étaient seuls car leurs parents étaient partis ou morts à cause de cette guerre, ils étaient pauvres et sans honneur car leurs prédécesseurs l’avaient perdue. Et pour tout ça, un ressentiment et un grande désaffection était née envers la génération qui les a précédés. Ils ne validaient pas cet affrontement jusqu’au-boutiste et sentaient monter en eux un sentiment d’injustice, contraints de vivre dans le bourbier de ses conséquences, malgré leur innocence.

Yoko, 17 ans, Tokyo, 1964 © Michael Rougier

C’est sur ce terreau de tristesse, de désamour et de colère latente que grandit le Japon de cette époque. Avec l’embellie économique des années 60, le Japon a fini par sortir la tête de l’eau. Mais l’image que l’on veut donner de cette renaissance passe par une propagande lisse et brillante à souhait pour le reste du monde. En 1964, un correspondant du magazine Life dépêché sur place pour faire un portrait de cette génération décrit avec humour cette jeunesse de façade : « aussi saine et heureuse qu’une coupe glacée au caramel » mais fait un bilan beaucoup, beaucoup plus sombre : « Un large segment des jeunes Japonais est, en profondeur, désespérément malheureux et perdu. Et ils parlent librement de leurs frustrations. Beaucoup ont perdu le respect pour leurs aînés, ces clefs de voûte de la vie japonaise, et dans certains cas dénoncent les personnes plus âgées pour  les “avoir plongé dans une guerre insensée”».

Ayant tranché les liens qui les unissaient avec le cocon familial, ils ont reformé, dans la désespérance, leur propre mini société, régie par leurs propres règles. Les jeunes gens de ces groupes sont reliés les uns aux autres non pas par de l’affection mutuelle – dans de nombreux cas, ces êtres “perdus” sont incapables de toute affection – mais plutôt par ce besoin d’appartenir, de faire partie de quelque chose. »

La jeunesse japonaise, Tokyo, 1964 © Michael Rougier

C’est ainsi que naisse les héros d’Unlucky Young Men et tout particulièrement Yoko. Yoko incarne un personnage réel du nom de Hiroko NAGATA (photo ci-dessous), jeune fille de bonne famille venant d’une école tout ce qu’il y a de plus huppée mais qui va devenir la présidente de l’Armée rouge unie, groupe d’extrême gauche et l’une des entités terroristes les plus craintes dans le monde à l’époque… Dans ce premier volume on y découvre une jeune femme froide, instable et qui recherche ni plus ni moins que la destruction du Japon actuel, où de tout ceux qui pourraient y trouver le bonheur. Tel un miroir, une autre jeune femme porte aussi le nom de Yoko dans cette histoire, une anonyme fictive pour le coup, qui va toucher du bout des doigts l’amour et le bonheur avant de subir les foudres de son homonyme, qui lui refuse une vie heureuse et la plénitude de sentiments qu’elle semble incapable, elle, d’éprouver.

Moins extrême mais lui aussi malheureux, on retrouve un autre rebelle du nom Kaoru, fils d’un policier haut placé qui voue une certaine haine au système et à son père, car tous les deux le méprisent, lui, ce jeune homosexuel qui se cherche. Kaoru est le symbole de cette absence de barrière de la jeunesse japonaise et d’une certaine escalade : quelles que soient les exactions, elles semblent sans conséquences car elles sont toutes dissimulées, par peur du scandale et de l’opprobre. Mais tout est fait sans explications, sans véritable notion du bien ou du mal, dans une voie du silence totalement étouffante, dans le rejet de l’autre sans comprendre que derrière les erreurs de jeunesse il y a une souffrance, une recherche d’identité et de reconnaissance… Mais le dialogue est impossible entre ces deux générations et chaque discussion n’a pour conséquence que de pousser à davantage de transgression.

Beaucoup vont aller loin, très loin dans cette recherche de limites mais quelques-uns vont tenter, ensuite, d’en revenir. C’est ainsi que l’on peut dépeindre N, héros de l’histoire inspiré d’un autre personnage réel : Norio NAGAYAMA, un meurtrier en série mais aussi écrivain durant ses années d’emprisonnement. Il va contre toute attente trouver l’amour et aspirer alors à une vie plus sereine, après ses 4 meurtres. Il posera son pistolet et tentera de reprendre des études pour se dessiner un avenir simple mais radieux, aux bras de sa chère et tendre. Mais voilà, repasser de meurtrier à gentil mari bien comme il faut est, là encore, vécu comme une trahison par ceux qui veulent faire tomber ce modèle de la famille heureuse japonaise. Sous le couvert de la rébellion, les futurs terroristes refusent le droit au bonheur et forcent ceux qui les croisent à les suivre dans les chemins de l’anarchie et du désespoir…

N le meurtrier, dans Unlucky Young Men

Tous ces portraits et d’autres, très réussis, sont réunis dans Unlucky Young Men pour montrer de manière troublante cette génération tiraillée entre des revendications – du besoin viscéral de justice ou d’équité à de la vengeance pure et simple – et le désir de goûter à un bonheur banal,  d’accomplir ses rêves, de laisser le passé derrière soi. Malheureusement ces deux souhaits semblent incompatibles, et vont mener le Japon dans l’une année des plus contestataires de son histoire contemporaine.

Soixante-huit, année chaotique

En 1968, le Japon est en pleine croissance : il a quadruplé son PIB en huit ans (on est content avec notre + 1.5% cette année, ça laisse rêveur) et il est à l’aube d’une croissance encore plus grande qui va durer jusqu’au milieu des années 90. Cet essor, comme toujours, ne peut se faire sans la jeunesse, et celle-ci, autonome et sans barrière, est bien décidée à se faire entendre…

Tout commence en janvier. Pour mener à bien la guerre du Vietnam, les Etats-Unis sont installés à Okinawa, une vraie base arrière d’où partent leurs bombardiers pour aller raser les ennemis vietnamiens. Les Zengaruken vont s’y opposer. Ce sont des associations d’étudiants auto-gérées qui défendent la démocratie et l’université pour tous, dirigées en coulisse par le partie communiste, et qui luttent donc pour empêcher l’arrivée de nombreux navires de guerre en janvier et février. Un combat qui exprime le refus et le raz-le-bol global du colonialisme américain : les Etats-Unis ont eu la mainmise sur de nombreuses sphères politiques et économiques au Japon, pendant plus d’une décennie. Même si le Traité de coopération mutuelle, dans sa nouvelle mouture signé en 1960, a « officiellement » équilibré le rapport de force, les Etats-Unis continuent de faire un peu ce qu’ils veulent sur le sol nippon pour ce qui est du domaine militaire. Ce manque cruel de souveraineté est une frustration de plus, de trop, pour la jeunesse nippone et elle entame ainsi son combat.

En avril, les choses s’accélèrent :  au Japon comme en France et partout dans le monde, le baby-boom a amené de plus en plus d’étudiants sur les bancs de l’Université qui se voulait encore une décennie auparavant un pré carré pour l’élite de la population. En France, par exemple, on passait de 250 000 universitaires en 1963 à 500 000 en 1968. Inutile de dire que cette nouvelle population lettrée a elle aussi des choses à dire au Japon : refus de l’augmentation des taxes scolaires, de la sélection à l’entrée de l’université, d’une pédagogie vieillissante et symbole de « la génération d’avant ». 200 universités sont occupées à partir du mois d’avril, l’étincelle venant d’une réforme qui voulait obliger les étudiants en médecine à travailler gratuitement pendant deux ans à l’hôpital.

Cette bataille pour la démocratisation de l’enseignement supérieur affole évidemment le gouvernement mais il n’est pas le seul à réagir. Dans Unlucky Young Men, on croise par exemple Yukio MISHIMA, écrivain et prix Nobel mais également nationaliste et à l’origine de la milice privée Tatenokai (Société du bouclier), destinée à assurer la protection de l’Empereur.

Plusieurs de ses mouvements d’extrême droite iront lutter aux côtés des forces de l’ordre contre l’extrême gauche et les cohortes d’étudiants. C’est sans doute là que les choses commencent à s’envenimer sérieusement : on peut prêter plein de bonnes intentions à cette révolution japonaise, comme leur combat écologique contre le progrès industriel aveugle que je n’ai pas encore cité (pollution au métaux lourds, expropriations expéditives d’agriculteurs), mais il ne faut aussi pas oublier comment ce combat a fini, de manière beaucoup moins romantique et glorieuse…

La manipulation de cette génération par des mouvances extrémistes, gauche comme droite a entraîné une escalade qui s’est finie dans un bain de sang où nombre de jeunes japonais se sont entre-déchirés et sont morts ou ont été salement blessés. Ce mai 68 nippon a été le plus long et le plus violent mouvement de contestation étudiante qu’a connu le monde à cette époque. Sur la fin, en janvier 1969, les forces d’autodéfense ont affronté pendant de longues journées des étudiants retranchés dans les facultés et la violence était des deux cotés, puisque les étudiants utilisaient aussi cocktails molotov, bombes d’acides, etc.  Pendant que les Etats-Unis poussaient le gouvernement à une véritable purge rouge, le mouvement s’est divisé en factions qui ont commencé à se quereller voir s’affronter, chacun voulant imposer son idéologie et sa mouvance. Une énorme confusion naîtra de la fin de ce mouvement et le soutien de la population s’effritera pour se transformer en méfiance vis à vis de l’appareil politique, accouchant d’un total désintérêt de la population japonaise pour la politique, d’ailleurs.

A tout ceci s’ajoute, dans Unlucky Young Men, l’affaire des 300 millions de yen, déjà sujet de plusieurs mangas comme Montage ou Inspecteur Kurokochi, car les deux mangakas décident d’incorporer cette affaire irrésolue en suivant une piste inédite, triste et injuste mais réaliste, et des plus intéressantes.

Il y a aurait encore pas mal de choses à dire d’ailleurs, sur ce premier tome, comme l’hommage rendu au cinéma des années 60-70 à travers la construction narrative et graphique de l’oeuvre mais je laisse les plus curieux faire comme moi, et fouiller un peu, ou en apprendre plus à la lecture de ce premier tome que, vous l’aurez compris, je vous recommande chaudement.

En fait, ce manga a d’abord piqué ma curiosité mais il a ensuite entraîné, par sa lecture puis via la genèse de cet article, tout un flot de questions qui restent encore sans réponse, sur la capacité du Japon à se révolter et à prendre à bras le corps des sujets de premier ordre sans en arriver à de tels extrêmes…  Lorsque l’on voit l’inquiétante actualité du Japon des années 2010, on se demande forcément ce que veulent faire les générations qui arrivent du cas TEPCO-FUKUSHIMA, comment appréhendent-elles les restrictions dans la liberté d’expression qu’évoquent sombrement Tetsuya TSUTSUI dans Poison City, et que feront-elles de la remilitarisation en marche de leur pays, 70 ans après Hiroshima ?

Fiche descriptive

Titre : Unlucky Young Men
Auteur : Kamui Fujiwara / Eiji Otsuka
Date de parution du dernier tome : 08 octobre 2015
Éditeurs fr/jp : Ki-oon / Kadokawa
Nombre de pages : 360 n&b
Prix de vente : 19.90 €
Nombre de volumes : 1/2 (terminé)

Visuels : © Kamui FUJIWARA 2007 © OTSUKA Eiji Jimusyo 2007 / KADOKAWA CORPORATION, Tokyo.

Pour vous faire un avis plus personnels sur le titre, je vous mets une preview ci-dessous. Pour vous faire un avis sur cette époque il y a assez peu d’information non orientée sur internet, donc il faut faire le tri mais je peux vous conseiller ce site d’un prof d’histoire-géographie ici comme bon point de départ et je vous partage le très bon dossier de presse des éditions Ki-oon.