Traduit dès les années trente, notamment par Blanche Gidon, qui deviendra une amie et donnera en 1934 la première version française de la Marche de Radetzky (1932), puis chez Gallimard dans les années 1970, il connaîtra néanmoins une longue éclipse et la plupart de ses livres étaient déjà épuisés lorsque le Seuil réédita les traductions par Blanche Gidon de la Marche de Radetzky et de la Crypte des Capucins. Le succès, enfin, fut eu rendez-vous, et au fil des années le Seuil fit traduire les romans encore inédits chez nous, donna une traduction nouvelle de Job (dès 1931, puis à nouveau en 1965, sous le titre le Poids de la grâce), et Gallimard réédita les romans appartenant à son fond.
Aujourd’hui, Joseph Roth fait partie, avec Stefan Zweig, qui fut son ami proche, Robert Musil, et Arthur Schnitzler, au quatuor majeur des chroniqueurs du déclin de l’Empire austro-hongrois. La légende de la misère, de l’alcool, de la folie (sa femme est restée internée près de dix ans) sont sans doute pour beaucoup dans la faveur dont il jouit auprès d’un public de plus en plus large, au point que les prestigieux Cahiers de l’Herne lui consacrent aujourd’hui un volume.
La Crypte des Capucins met en scène une autre branche la famille Trotta, une branche de riches bourgeois, dont l’extinction est chroniquée par le dernier survivant, un fils de famille qui n’a jamais rien réussi de sa vie. On y assiste à la chute de l’empire, au régime de Dollfuss, à l’Anschluss. Le narrateur décrit avec un étrange détachement des bouleversements auxquels il ne comprend rien, la vie dans un pays qui se survit à lui-même, jusqu’à l’arrivée des nazis. Roth, qui était attaché à la monarchie, a dû mettre beaucoup de lui dans ce récit fait par un mort-vivant de la désintégration finale d’un pays mort depuis des années. Il ne s’agit plus, comme dans Radetzky, d’une marche funèbre : ici, la mort est déjà survenue, depuis longtemps.
Ce diptyque surplombe l’œuvre de Joseph Roth, mais ne saurait la résumer. Car Joseph Roth a beaucoup écrit : une quinzaine de romans (parmi lesquels, Job, roman d’un homme simple, est le plus représentatif du pan « judaïque » de celle-ci), des nouvelles, et des centaines d’articles pour les journaux (plusieurs éditeurs français en ont donné divers recueils). De cette innombrable production journalistique, ce Cahier de l’Herne apporte un florilège de textes inédits, vingt, si j’ai bien compté. C’est relativement peu, mais depuis que Joseph Roth connaît le succès posthume que l’on sait, on peut supposer que ses inédits en français se font rares.
On lira aussi plusieurs lettres de Roth et, avec une certaine émotion, les deux missives que lui a adressées l’archiduc Otto d’Habsbourg, le fils du dernier empereur, prétendant en exil, alors que Roth rêve à un retour de la monarchie pour libérer l’Autriche du régime nazi. Les souvenirs confiés par Blanche Gidon à un journaliste, juste après la guerre, sont précieux : elle y raconte son amitié avec Roth, et leur dernière entrevue, au Tournon, quelques jours avant la mort de l’écrivain, alors qu’il était miné par l’alcool. Rares sont les témoignages qui permettent, aujourd’hui, de faire revivre Joseph Roth.
Les nombreuses études consacrées aux divers aspects de l’œuvre sont intéressantes, mais on regrette cependant que les Cahiers de l’Herne prennent un tour universitaire qui n’était pas leur vocation initiale, et que les inédits et les témoignages se voient réduits à la portion congrue. Et on regrette, surtout, l’absence d’une bibliographie de Joseph Roth, une de ces bibliographies exhaustives qui faisaient de certains Cahiers de l’Herne des outils de référence indispensable.
Christophe Mercier
Joseph Roth. Cahier de l’Herne (400 pages, 39 euros), dirigé par Carole Ksiazenicer-Matheron et Stéphane Pesnel.