Interview de féministe #18 : Marion

Publié le 21 octobre 2015 par Juval @valerieCG

Beaucoup ont tendance à voir les féministes comme un groupe monolithique, dont les membres seraient interchangeables. Le féminisme est, plus que jamais, riche de personnalités très diverses.
J'ai donc décidé d'interviewer des femmes féministes ; j'en connais certaines, beaucoup me sont inconnues. Je suis parfois d'accord avec elles, parfois non. Mon féminisme ressemble parfois au leur, parfois non.
Toutes sont féministes et toutes connaissent des parcours féministes très différents. Ces interviews sont simplement là pour montrer la richesse et la variété des féminismes.

Interview de Marion.
Son twitter : @marion_mdm

Bonjour peux-tu te présenter ?

Bonjour ! Moi c'est Marion, j'ai 30 ans, je suis cadre dans la communication, et j'habite Paris... Blanche, hétéro, cisgenre, autant dire que je suis une vraie privilégiée et que l'on peut me qualifier de féministe bourgeoise (mais je le prends bien)

Depuis quand es-tu féministe ?

Pour simplifier je dis que je suis devenue féministe très car je voulais sortir en boîte à 16 ans. Mais en vrai, c'est un héritage familial. Ma mère ne s'est jamais définie comme féministe, pourtant elle a toujours été attachée à son indépendance et à sa liberté d'action. Ca remonte à très loin, mais elle est issue d'une famille très machiste avec des frères omni présents, dans une grosse fratrie où les filles étaient mises en formation couture et les garçons en formation bâtiment. Bref, ma mère voulait sortir, aller au bal, rencontrer des garçons,  et à chaque fois ses grands frères venaient la chercher pas la peau du dos car une fille ne devait pas sortir... Ce qui fait que quand elle a eu une fille, elle a toujours dit "ma fille sortira comme elle voudra." Mon grand frère sortait beaucoup aussi, ce qui fait que quand j'ai voulu suivre son exemple,  ma mère m'a appuyée malgré toutes les réticences familiales, les remarques des voisins... Ouin dans les années 2000 c'était encore comme ça.  C'était aussi une grande militante anti slutshaming qui dit toujours "on dit d'un homme que c'est un Don Juan mais d'une femme que c'est une salope". Cela peut paraître léger mais mon enfance et mon adolescence ont été bercées par ça , ce qui fait que j'ai toujours été très attachée à cette notion de liberté et d'égalité : que je sois une femme ne doit pas m'empêcher de vivre ma vie comme bon me semble.

Dans les faits, c'est plus compliqué, c'est que ce qui fait que je me revendique depuis toujours ou presque comme féministe. Pour l'anecdote, ma grand-mère s'était remariée avec un homme maltraitant, au collège on étudiait la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen; alors un dimanche de visite chez elle, j'avais entrepris de lui citer des passages pour lui dire qu'elle devait pas se laisser faire quand il l'empêchait de faire des choses. Après tout c'était écrit dans un texte très important !

 Pourquoi selon toi, ta mère ne s'est jamais définie comme féministe ?

Pour tout avouer, je ne lui ai jamais vraiment posé la question. Mais je pense qu’elle a vécu à une époque où se définir comme féministe c’était être militante au MLF. Rien à voir avec les réticences actuelles à se dire féministe car ce serait un gros mot, juste un fossé entre quelqu’un qui a arrêté l’école très jeune, qui n’a fait partie d’aucun mouvement politique ou association et la portée symbolique de se définir comme militante, avec tout l’engagement et l’implication qui allaient avec.

Beaucoup de gens te diront que, comme tu es une fille, tu risques le viol et les agressions sexuelles si tu sors. Il est donc normal qu'on veuille protéger les filles ; c'est pour leur bien. Qu'as-tu à répondre à cet argument ?

Pour l’anecdote - j’adore les anecdotes - quand avec ma meilleure amie on était en vacances avec mes parents dans une station balnéaire vers 17-18 ans, on leur expliquait que si on allait en after et qu’on rentrait à 8 heures du matin c’était car les cinq-dix minutes de trajet à pied étaient plus dangereuses à 4 heures du matin qu’une fois le soleil levé quand les vieilles dames promenaient leur bichon. Cet argument d’extrême mauvaise foi avait plutôt bien fonctionné.

En vrai, je pense qu’un homme est autant soumis à des dangers quand il sort : j’ai un pote qui a eu du GHB dans son verre et s’est retrouvé sur le trottoir sans son portefeuille, d’autres qui se sont battus avec une bande de mecs et ont fini à l’hosto. Bref, on dit aux jeunes filles que le monde extérieur est un danger pour elles pour bien leur faire comprendre que dans le fond elles n’ont rien à faire dehors.

Après ça n’empêche pas de se responsabiliser et d’appliquer des règles de bon sens qui sont valables pour tous, hommes comme femmes : ne pas monter en voiture avec des gens ivres, faire attention à son verre, avoir son téléphone sur soi, savoir comment rentrer chez soi …

Qu'est-ce-qui te touche spécialement dans le féminisme ; as-tu des sujets qui te tiennent à cœur ?

Je n’ai jamais réussi à me rattacher à une mouvance. Je suis d’accord avec l’approche du féminisme intersectionnel mais étant plutôt tout en haut de la hiérarchie des oppressions, (blanche, boulot de cadre, hétéro, citadine…) j’estime que je n’ai pas à me positionner là-dessus pour laisser à place aux concernées.

Du coup je suis d’abord plus sensible à ce qu’on qualifie de sexisme ordinaire : tous les comportements qui font que dans la vie quotidienne on introduit une différence entre les hommes et les femmes car c’est la tradition, car c’est « comme ça qu’on fait ». Par exemple,  j’ai 30 ans, c’est le moment où beaucoup de gens se marient et font des enfants et je trouve que le patriarcat revient souvent au galop à ce moment-là : la tradition du mariage en robe blanche, église et le papa qui accompagne à l'autel,  transmission du nom de famille aux enfants, changement de nom de famille de la femme, essentialisation de la figure de la mère, congé parental, tâches domestiques… Pas dans tous les cas certes, [#notallcouples] mais souvent, trop souvent pour que ce soit juste un « choix personnel ».

Autre sujet, évidement, le slutshaming, c’est mon héritage et quelque chose dont j’ai été victime moi-même, alors je ne laisse rien passer là-dessus.

La misogynie m’irrite beaucoup également, je peste à chaque fois que je vois des blogueuses mode se faire tacler sur les réseaux.  J'essaie de ne  pas employer un langage sexiste :  je suis prête à reprendre une féministe qui va traiter une femme de conne ou de connasse ; et je cherche activement des insultes non sexistes, c’est pas facile.

Puis enfin, mon combat du moment ce sont ces mecs qui estiment devoir donner leur avis sur le physique des femmes sur internet. Récemment on m’a dit que je devrais sourire plus sur mes photos instagram, pour les égayer. Ou comment ramener une femme proprement et calmement à son rôle de décoration.  Du coup je réponds « personne ne t’a demandé ta validation », et rien à fiche si je passe pour une cinglée, un jour ça rentrera !

Tes amis et ta famille savent-ils que tu es féministe ?

C’est marrant cette question, car si j’y réfléchit bien tous mes amis de « maintenant » connus à paris, qui bossent tous peu ou prou dans le web me suivent sur Twitter donc je m’en cache pas. Par contre si je prends mes amis d’enfance, je ne me suis jamais vraiment positionnée sur le sujet. Ils doivent s’en douter car je ne cache pas tellement mes opinions et je n’hésite pas à dire mon désaccord mais on ne se voit pas assez souvent pour que cela devienne un vrai sujet de conversation ou de désaccord.

Quant à mes parents et ma famille proche, ça n’a jamais été un grand secret !

Plein de gens penseraient que c'est plutôt gentil et sympa de te faire une remarque gentille sur tes photos ; pourquoi n'acceptes-tu pas ces remarques et parles-tu de "validation" ?

Sur le cas qui a déclenché mon petit combat c’était plutôt désagréable dans la mesure où c’était une remarque déplacée d’un mec que je connaissais de nulle part.

Mais d’un point de vue plus général, chaque fois qu’une femme arrive quelque part, c’est son physique qu’on regarde en premier : est-ce qu’elle est jolie ? Mince ? Féminine ? Si elle correspond à ces critères fortement hétéros centrés & occidentaux c’est bien, elle passe le test, elle est validée.

Sinon gare à elle, et elle sera critiquée et dépréciée peu importe qu’elle soit intelligente, qu’elle fasse des choses passionnantes ou qu’elle soit super drôle. Un homme a la chance incroyable de ne pas être vu avant tout sur son physique. On peut citer les différences de traitement entre les femmes et les hommes politiques dans la presse : les femmes sont décrites par le menu, leur charme, leurs vêtements, leur féminité, quand personne ne décrit systématiquement l’apparence des hommes politiques.

Un exemple que je trouve parlant c’est qu’on ne voit pas spécialement de présentatrices télé qui ne rentrent pas dans les critères de validation (jeune, mince, jolie…) alors que les présentateurs télé ont bien plus de possibilités : ils peuvent être quasi grabataires et continuer d’animer une émission télé ou de présenter le journal. Pour rire (jaune),  tapez présentateurs télé dans Google Images, puis tapez présentatrice télé au même endroit... Il y a bien quelques exceptions mais elles sont rares !

Au bout d’un moment, cela me devient insupportable, j’en ai marre que les femmes soient définies par leur physique, je n’ai pas envie d’être définie par mon physique. Je n’ai pas envie d’être jugée sur mon apparence par des mecs que je ne connais pas. Faire un compliment c’est certes gentil mais c’est une forme de sexisme bienveillant. Ramener systématiquement une femme à son physique même pour le complimenter c’est la réduire à ça, c’est nous chosifier alors qu’on est des personnes.

Si je devais résumer : toute ma vie n’est pas centrée sur le fait de plaire aux hommes.

Peux-tu nous parler du slutshaming et ce que cela désigne pour toi ?

Je sais que ce terme de slutshaming n’est pas super apprécié dans certains sphères féministes car trop « jargonnant », mais quand je l’ai découvert ça a été la révélation. Enfin un mot clair pour expliquer un truc que j’ai vécu pendant des années.

Par exemple, un jour un odieux misogyne a dit à ma meilleure amie « Si Marion continue de se comporter comme ça elle trouvera jamais de mec ». Par comme ça comprendre : embrasser des mecs en boîte, sortir, boire et enlever ses chaussures quand on a trop mal aux pieds.

Le slutshaming c’est considérer que les femmes doivent bien se tenir : avoir une vie amoureuse, oui, mais monogame dans une relation stable, hors de question d’avoir des flirts ou des relations sans lendemain, ne pas s’habiller avec des jupes courtes, ne pas sortir, ne pas boire,  si elles dérogent à ces principes de vie d’une femme bien comme il faut ce sont des salopes, et on leur fait durement remarquer. Le slutshaming c’est un moyen de contrôle des femmes qui ne veulent pas suivre les lois du patriarcat quand il s’agit de leur comportement amoureux et de leur habillement.
En quoi pour toi est-il misogyne de tacler des blogueuses mode ?

Tu as fait un excellent article sur la misogynie intégrée alors je ne vais pas en reparler !

Mais je rajouterai que dès qu’une femme s’expose sur Internet elle est victime de harcèlement collectif. Je n’ai pas vu de campagnes de  « bashing » systématiques comme en sont victimes les blogueuses mode sur des blogueurs mode, par exemple, pourtant ils existent et traitent les mêmes sujets. Une youtubbeuse qui sort un livre pour ados, c’est intolérable, elle ne devrait même pas avoir le droit d’être éditée, un blogueur qui sort un livre c’est de la littérature et on se précipite à ses séances de dédicaces. D’ailleurs certains blogs de mode masculine ont sorti des livres aussi, c’est passé inaperçu. Il y a ici une différence de traitement qui devient criante. C’est tellement systématique que c’est juste une façon de dire aux femmes, là encore : le monde extérieur n’est pas fait pour vous, alors vous ne voulez quand même pas réussir professionnellement ?

Rencontres-tu du sexisme dans ton boulot ? Sous quel forme s'exprime-t-il ?

Je travaille dans la communication, donc c’est un secteur très féminin. On pourrait se dire « génial il y a une majorité de femmes dans ce secteur, c’est donc un milieu non sexiste ! ». Pourtant quand on y regarde de plus près on remarque que les postes de haut niveau sont réservés aux hommes : combien de directeurs d’agence sont des femmes ? Combien de femmes sont associées dans les grandes agences de communication ? Combien de directeurs de création sont des femmes ?

Au final j’ai souvent travaillé dans des ambiances assez machos, où faire des remarques sur le physique des stagiaires femmes c’est rigolo, où ce n’est pas rare de voir que des hommes évoluent plus vite, où l’ambiance souvent « bière foot » n’est pas facile niveau intégration – pourtant j’adore la bière. Le plafond de verre c’est un truc très sournois, on n’y croit pas tellement jusqu’à ce qu’on le voit en vrai, car bien sûr on m’a jamais dit « on recrute un mec car toi tu vas tomber enceinte », mais quand on voit la répartition des effectifs, c’est beaucoup plus pernicieux. Il y a de quoi de poser des questions. Le pire c’est qu’on finit par croire qu’on est nulle, que c'est notre faute !

On entend souvent dire - y compris par les femmes - que les secteurs très féminins sont une plaie et qu'il vaut mieux travailler avec des hommes. Que penses-tu de cette assertion?

Je pense qu’elle est empreinte de misogynie. C’est moins bien de bosser avec des femmes car elles seraient des pestes, colporteraient des ragots, seraient jalouses des autres femmes. Jolie image de la sorcière ! Par ailleurs, je soupçonne aussi une forme de racisme de classe sur cette croyance : cela fait référence à des bureaux de femmes à des postes peu qualifiés.

En vrai, l’ambiance dans les lieux de travail est très liée à l’organisation du travail lui-même, au management en place, au travail proposé aux salariés. Bien sûr que si l’entreprise encourage la compétition entre les salariés cela va être « marche ou crève ! ». Dans mon secteur il y a des entreprises réputées pour être des paniers de crabes et d’autres non, et cela n’a rien à voir avec le genre des salariés.

On m'a dit un jour que tout n'était qu'affaire de talent et de book dans la milieu de la création ; qu'aurais-tu à dire sur cela ?

C’est utopique de penser que tout est une histoire de talent dans les métiers créatifs : on connaît tous des gens très talentueux qui n’arrivent pas à faire reconnaître leur talent ou végètent dans des métiers où ils ne s’épanouissent pas. Se faire reconnaître dans son travail ça implique aussi une bonne relation avec son management, se voir confier des projets intéressants, savoir se vendre, avoir la gueule de l’emploi, être bien intégré, être au bon poste au bon moment. Le monde de l’entreprise est hyper sournois. On sait que les femmes savent bien moins se vendre dans le travail, et au cas où on me pose la question : ce n’est pas nos ovaires qui sécrètent des hormones qui font qu’on se met moins en avant, mais plutôt une histoire d’éducation. D’ailleurs, on sait ce qui arrive aux femmes qui se mettent trop en avant : on leur fait des remarques sexistes...

Par ailleurs, dire « tout est dans le book », et si les hommes réussissent mieux sur leur book, cela veut logiquement dire que les femmes ont un book moins bon.  Cela veut dire quoi du coup ? Que les femmes sont moins talentueuses que les hommes ? Qu’elles sont moins douées en création ? C’est extrêmement sexiste d’attribuer à un genre des qualités et des attributs particuliers.

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