Conversation avec Renée Cox

Publié le 15 novembre 2015 par Aicasc @aica_sc

Yo Mama’s last supper
1996

Je la retrouve dans le hall de son hôtel, à son retour d’une longue promenade dans le sud de l’île. Nous nous installons  dans un restaurant de la ville pour discuter de son exposition en Martinique, son parcours et la série Sacred geometry qui m’intrigue beaucoup. On commence par le début c’est – à – dire  par son enfance new yorkaise dans une famille plutôt aisée, puis l’année passée à Kingstown, Jamaïque, où ses parents comptaient s’installer. Elle y était partie en éclaireur en quelque sorte. C’était un internat pour enfants de l’élite jamaïcaine à laquelle appartiennent ses parents. En peu de temps, pourtant, elle s’y découvre trop noire, ses cheveux trop crépus pour être belle… du coup, de centre de toutes les attentions, la gamine devient invisible.
Cette expérience de l’invisibilité, de ne pas correspondre aux canons, allait la marquer durablement. Souvent dans notre conversation ce soir, la question de l’invisibilité reviendra.
La petite princesse jamaïco-américaine, dont les parents finalement ne se sont jamais installés en Jamaïque, est rentrée à New-York, a découvert la photo en High School, et s’est retrouvé photographe de mode en Europe. Et elle était assez performante dans ce domaine, à capter l’attention des gens. Ses photos ont toutes cette faculté de saisir le spectateur dès le premier regard. La mode était trop étriquée pour Renée, et après un passage par le Whitney Museum Independent Study Program, elle  se fera connaitre pour ses photos engagées, qui lui procureront une très large reconnaissance, même si elle restera longtemps controversée aux Etats-Unis.
L’artiste me parle de son engagement envers l’ « empowerment » des femmes noires et de son admiration pour bell hoocks, la féministe africaine-américaine qui traite des questions de race, classe et genre dans l’éducation, l’art, l’histoire, la sexualité, les médias, … Renée cherche elle aussi à discuter la place de la femme noire dans la société américaine, à proposer un imaginaire positif afin de lutter contre des stéréotypes négatifs qui ont, sinon pour but , du moins pour effet, de maintenir le noir et singulièrement la femme noire, en position subalterne.

It shall be named, 1994

Dès le départ sa création a mêlé art et vie. En 1993 l’artiste utilise une phrase de son fils sur une affiche Mama I thought only black people where bad . En1994, lors de la collective Black male au Whitney Museum, sur les différentes perceptions de la masculinité africaine-américaine telle que représentée dans la peinture, sculpture, photo,  Renée expose it shall be named, où un homme noir apparait en martyre, sans les parties génitales, en évidente référence aux lynchages. Puis parce que les livres d’histoire de l’art et spécialement les représentations liés au catholicisme, réservent une toute petite place à l’Afrique et aux africains–américains, Cox s’est mise à réécrire l’histoire, dans la série Flipping the script, en photographiant ses modèles ou elle-même dans la peau du David de Michel-Ange, de la madone à l’enfant, jusqu’au christ qu’elle incarnera nue en 1996, dans une Yo mama’s last supper aussi iconique que sulfureuse. Cette photo sera montrée à la biennale de Vénise en 1999 et au Brooklyn Museum en 2001 (où l’œuvre fera scandale) et à l’Atrium de Martinique maintenant dans le cadre de l’exposition An intimate retrospective.

Venus Hottentot , 2000

Toujours dans le but de construire une image valorisante des noirs et de la femme noire, Renée forgera à partir de 1998 la série Raje, une super-héroïne noire, belle et athlétique dont une des actions les plus poignantes sera de libérer oncle Bens et aunt Jemina des labels qui les tenaient immobilisés pour toujours dans le passé colonial. Elle explorera les figures du passé également : en 2000 en se travestissant en Venus hottentote, mais aussi en 2005 en Queen Nanny, la reine des marrons, l’héroïne jamaïcaine, en lien avec ses origines, que Renée incorporera dans une série de photos noir et blanc très belles. Les séries Raje et Queen Nanny ainsi que Yo mama’s last supper sont présentées à Tropiques Atrium scène nationale  ce mois de novembre dans ce qui constitue une sorte de mini rétrospective de l’artiste.

Sacred Geometry

A cette expo vous ne verrez pas son travail le plus récent : Sacred geometry, en total rupture esthétique et conceptuelle avec les travaux précédant.

the charm of the bougies,2008

L’histoire de cette nouvelle série commence lors d’une exposition, celle de La vie des bougies, qui était montée à Bali et où comme d’habitude Renée se met en scène de façon moitié autobiographique, moitié autofictionnelle, incarnant ici une sorte de « desperate house wife» me dira l’artiste. Et elle se sentait exactement ainsi : isolée dans sa tête, dans sa suite d’hôtel luxueuse à Bali, déprimée et esseulée… elle tombe alors sur un livre de Eckart Tole qui disait en substance ce qu’elle venait de passer plus de 15 ans à dire : ne laissez personne vous valider, vous n’avez besoin de l’approbation de personne, ni du regard de personne, mais de vous-même, uniquement de vous-même. Oui il me semble que c’est ce que disaient ses photos et pourtant ce fut alors une révélation. Et elle a commencé à cumuler des lectures et expériences dans le bouddhisme, le yoga, le hindouisme et il y a eu à un moment donné la rencontre entre les mandalas indiens et l’évolution de sa photo vers les manipulations numériques. Ici Renée m’explique qu’elle n’était pas spécialement attirée par les possibilités du numérique, mais devait faire face à la question de ce qu’ est la photographie aujourd’hui alors que tout le monde est devenu photographe. Parce qu’ « il faut bien vivre avec son temps, tu sais » Renée se lance dans la technique, et sans devenir une experte du Photoshop, le maîtrisera assez pour composer ces mandalas qui la fascinent.

Sacred Geometry

Je suis moi-même fascinée par les mandalas et autres fractales, ces compositions morcelées, où chaque partie est elle-même formée d’autres parties morcelées, multipliées à l’infini… J’ai toujours était attirée par la répétition à l’infini d’un motif de base qui s’accumule au point de créer la différence. Et c’est bien ce que fait Renée dans cette nouvelle série. Un motif et généralement ici encore le corps noir, pas forcément l’artiste elle-même comme dans la plupart de ses photos, mais des corps noirs et nus, que l’artiste recompose, fais tourner, duplique, étire, composant de somptueuses mandalas en noir et blanc, travaillant la chair jusqu’à ce qu’on n’y voit plus la chair, mais un motif.

Ces images sont fascinantes, combinant une esthétique visuelle à la manipulation numérique sur la base de fragments de stéréotypes. Le corps humain devient ici un matériau ici que l’artiste réunit et mixe dans une sorte de bouquet.

Sacred Geometry

En multipliant et amplifiant la forme nue, Renée Cox crée des structures hypnotiques en chair et en os. Les images résultantes sont des explosions vertigineuses renvoyant à l’espace, à la nature, à l’infinitude du temps.

J’ai aimé comme son regard s’est illuminé quand elle m’a parlé de cette série. Renée se dit apaisée, libérée aussi du besoin de dire. En fait, dans cette série elle ne sait absolument pas ce qu’elle va faire, avant d’avoir fait. L’artiste découvre le résultat quasiment autant que pourront le découvrir les spectateurs par la suite. Et cela l’amuse. Renée a toujours gardé une part d’improvisation dans ses photos, mais elle suit en principe une sorte de score qu’elle fixe auparavant. Avec cette nouvelle série, le score s’il y en a est très minimal, l’artiste avance à l’aveugle, guidée par quelque chose qu’elle ne domine pas. Mais le résultat, lui, domine le regard du fond de son étrange et en fin de compte, parfaitement structurée composition.

Matilde dos Santos

Aica Caraïbe du Sud

Vous pouvez aussi consulter

http://aica-sc.net/2015/10/01/renee-cox-en-martinique/

http://aica-sc.net/2015/10/01/quelques-pistes-pedagogiques-pour-renee-cox-an-intimate-retrospective/