Papillons de mer et Sabots de Venus

Publié le 16 novembre 2015 par Taupo



Les lecteurs assidus de SSAFT n'auront pas manqué de reconnaitre la Clione dans le gif animé ci-dessus, dont j'avais déjà parlé dans un vieil article sur ce mollusque mi-ange mi-démon. Je me permets une nouvelle fois d'en extraire la partie la plus WTF, ce bout d'émission nippone dévoilant les réactions des stars à la découverte du mode de locomotion et de prédation de cette étrange bestiole :


Les lecteurs aux yeux de lynx et encore plus assidus qu'assidus, auront sûrement noté que j'avais également évoqué l'existence d'une telle créature dans la description de plusieurs photographies d'Alexander Semenov que je vais de nouveau publier ici:

Mais pourquoi donc vous reparler de Cliones si je l'avais déjà fait auparavant? Et bien déjà parce que je fais ce que je veux, chuis un ouf malade…
Mais surtout parce que j'ai récemment trouvé deux vidéos qui ne se concentrent pas uniquement sur la clione, mais sur la famille entière de gastéropodes à laquelle elle appartient, les Ptéropodes (connus plus généralement sous le nom de "papillons de mer". Alors sur ce point, l'existence du groupe des Ptéropodes, il faut savoir que la communauté scientifique est en pleine controverse (donc au bas mot une vingtaine de phylogénéticiens qui ne doivent pas hésiter à en venir aux messages discourtois).
Classiquement, les ptéropodes sont décrits comme de petits animaux planctoniques et pélagiques (vivant en pleine mer) et surtout caractérisés par des structures leur permettant de nager (les "ailes", d'où ptero-) et qui sont en réalité leur "pied" (d'où -pode) modifié (car, en tant que gastéropode, ils "marchent" avec un "pied" qui est en fait leur "ventre"… Vous reprendrez bien un peu de guillemets? """"""--> je peux aussi faire un manchot: <(")).
Or on reconnait aujourd'hui deux groupes possédant ces fameuses ailes: les gymnosomata dont fait partie la clione ci-dessus et qui, vous l'aurez remarqué, ne possède pas la coquille caractéristique des gastéropodes (gymnosomata signifie "corps nu" en grec).
Pour être exact, les cliones perdent leur coquille durant leur développement. Pour s'en apercevoir, il faut suivre leur cycle de vie qui démarre, comme chacun sait, par des bisous:

Il s'agit là bel et bien de la position classique de reproduction des cliones qui, hermaphrodites et pélagiques, doivent s'accrocher ensemble avec leurs appareils reproducteurs pour copuler malgré la houle. Un schéma scientifique du bisou s'impose:

  
Les deux partenaires se séparent puis libèrent les œufs fécondés dans la mer où ces derniers achèveront leur développement (et pour le coup, on a l'impression que c'est le résultat d'une soirée trop arrosée):

La larve qui se développe est alors appelée larve véligère (couvert de voile en latin) dont une partie est recouverte par une coquille:

Cette coquille va croitre jusqu'à un stade larvaire avancé qui va se séparer de la coquille pour nager de ses propres ailes:

Voici à quoi ressemble ce stade en photo, chez Clione limacina:


Or donc, nous avons vu le groupe des gymnosomata, mais il s'avère que ces fameuses "ailes" existent aussi chez le groupe des Thecosomata (dont le nom signifie "corps en coquille" en grec puisque ceux-ci gardent leur coquille). Une petite série de photos par Alexander Semenov d'un thecosome, Limacina helicina, s'impose:

La controverse mentionnée plus haut tente de déterminer si les deux Thécosomata et Gymnosomata forment un seul et même groupe monophylétique (s'ils sont plus proches entre eux que de toutes autres espèces), s'il s'agit de deux groupes distincts (groupes frères) ou enchâssés, etc. Sans égard pour la controverse, notons que les Cliones sont friandes de Limacina (sans connaitre leur niveau de parenté, difficile de juger s'il s'agit d'une pratique cannibale):

Vous vous en doutez bien, les ptéropodes sont plus divers que les deux seules espèces étudiées précédemment. Et c'est ce dont on peut se rendre compte en regardant les deux vidéos suivantes. La première provient de l'excellent site Chroniques du Plancton réalisé dans le cadre du projet de l'expédition TARA Océans et dirigé par Christian Sardet. Voici la vidéo concernant les ptéropodes:

Transcription:
Regardez cet animal, il est totalement transparent. Avec lui, nul besoin d'IRM ou de scanner. On voit, son cœur battre, ses branchies respirer, ses intestins, son organe reproducteur, ici celui d'un mâle, des yeux noirs brillants et un pied en forme d'ailes. Cet animal s'appelle Atlanta. Il appartient à la famille des hétéropodes et Ptéropodes. Ptero- "aile", -pode "pied". Ceux dont le pied a pris la forme d'une aile. Ils sont parfois surnommés, les papillons des mers. Il en existe de nombreuses espèces, mesurant de quelques millimètres à plusieurs centimètres. On les reconnait à leur nageoire de part et d'autre d'un corps mou, parfois protégé par une coquille. Les ptéropodes sont de gloutons prédateurs, qui vont même jusqu'au cannibalisme. Regardez comment le petit gymnosome s'arrime à leur cousin, le gracieux Creseis, et déploie sa trompe pour aspirer sa proie jusqu'au fond de la coquille.
Il ne fait pas bon être un ptéropode à coquille de nos jours. Non seulement ils sont les proies favorites des poissons, mais comme les océans deviennent de plus en plus acides à cause des activités humaines, des ptéropodes ont beaucoup de mal à fabriquer leur coquille calcaire. Seront-ils amenés à disparaitre?

Et voici la galerie des protagonistes:

L'autre vidéo provient du MBARI, le Monterey Bay Aquarium Research Institute qui produit de nombreuses vidéos fascinantes grâce à leurs robots télécommandés (et qui ramènent certains spécimens dans l'aquarium pour le plaisir des visiteurs). La dernière en date dresse le portrait de nos curieux gastéropodes volants marins:

Traduction:
Saviez vous qu'il existe des escargots qui passent leur vie à nager ou flotter dans l'océan, sans jamais en toucher le fond? Au lieu de ramper sur les coraux, les roches et les algues, leur pied musculaire a évolué en une paire d'ailes qui leur permet de profiter du plus grand habitat de notre planète, les eaux libres depuis la surface des océans jusqu'à leur fond.
Pteropoda, le nom latin de ces escargot, signifie aile-pied. Ce sont des animaux planctoniques qui sont donc portés par les courants océaniques. Les ptéropodes forment un groupe varié et présent partout, qui joue un rôle important dans la chaine alimentaire océanique.
Il existe deux types de ptéropodes: ceux qui possèdent une coquille fine et légère, et ceux qui l'ont totalement perdue.
Les ptéropodes à coquilles produisent un mucus collant
[qu'on appelle sabot de vénus en Français] pour capturer la neige marine, des particules faites de plantes mortes, de restes animaux, de matière fécale, de sable et de poussière, qui tombe de la surface vers les eaux profondes. Ces particules sont en chute perpétuelle à travers la colonne d'eau et pourtant riche en matériaux nutritionnels. La capacité de capturer passivement son prochain repas avec un filet à la dérive  est une adaptation propice à la conservation d'énergie quand on se trouve dans l'océan.
De l'autre côté, les ptéropodes sans coquilles sont tous carnivores et, autant qu'on sache, ne se nourrissent que des ptéropodes à coquilles. Ils possèdent une série de crochets courbes, des ventouses ou des tentacules collants qui sont encastrés dans leur tête quand ils ne sont pas en train de se nourrir. Quand ils contactent un ptéropode ) coquille, leurs structures de captures sortent pour attraper et tirer la proie hors de la coquille. On ne sait pas encore comment les ptéropodes localisent leur proie, bien qu'en absence d'yeux, on suppose qu'ils doivent posséder un sens de l'odorat, à moins qu'ils ne nagent jusqu'à tomber par hasard sur leur snack préféré.
Les coquilles de ptéropodes sont produits à base de carbonate de calcium, le même matériau sécrété par de nombreux organismes marins pour produire leurs coquilles, comme les bivalves, ou encore des squelettes de soutien, chez les coraux. Il y a plusieurs manière de produire du carbonate de calcium pour une coquille, et malheureusement pour les ptéropodes, leurs coquilles sont très sensibles à des changement de la composition chimique de l'océan. Alors que l'océan devient de plus en plus acide, les coquilles fragiles de ptéropodes deviennent de plus en plus vulnérables à la dissolution, mettant en péril la santé et la croissance de ces espèces.
Cela ne consiste pas seulement en une mauvaise nouvelle pour les ptéropodes, mais aussi pour un bon nombre d'animaux, parmi lesquels des poissons, requins, pieuvres et mammifères marins, qui s'en nourrissent.  La grande diversité des ptéropodes constitue un fascinant exemple de la manière dont les animaux peuvent évoluer et prendre avantage d'un habitat où l'on ne suspecterait pas qu'il puisse les abriter.

Ces deux vidéos, en plus de mettre en lumière l'incroyable diversité de formes de ces animaux peu connus, tirent la sonnette d'alarme sur leur extrême fragilité. Ce serait dommage pour nous, qu'à peine découverts, nous ne puissions pas partager notre émerveillement avec les générations futures. S'il vous fallait un exemple de plus de l'impact que l'activité humaine peut avoir sur la faune qui nous entoure, pensez aux fragiles coquilles des papillons des mers:

Liens:
Chroniques du Plancton
Article Alexandra Caron
Article KQED Science
Article Catalogue of Organisms
Article SkepticalScience
Photos d'Alexander Semenov
Références:
Comeau, S., Gattuso, J.-P., Nisumaa, A.-M., & Orr, J. (2012). Impact of aragonite saturation state changes on migratory pteropods. Proceedings of the Royal Society of London B: Biological Sciences, 279(1729), 732-738. doi: 10.1098/rspb.2011.0910
Jorger, K. M., Stoger, I., Kano, Y., Fukuda, H., Knebelsberger, T., & Schrodl, M. (2010). On the origin of Acochlidia and other enigmatic euthyneuran gastropods, with implications for the systematics of Heterobranchia. BMC Evol Biol, 10, 323. doi: 10.1186/1471-2148-10-323
Klussmann-Kolb, A., & Dinapoli, A. (2006). Systematic position of the pelagic Thecosomata and Gymnosomata within Opisthobranchia (Mollusca, Gastropoda) – revival of the Pteropoda. Journal of Zoological Systematics and Evolutionary Research, 44(2), 118-129. doi: 10.1111/j.1439-0469.2006.00351.x
Lalli, C. M., & Conover, R. J. (1973). Reproduction and development of Paedoclione doliiformis, and a comparison with Clione limacina (Opisthobranchia: Gymnosomata). Marine Biology, 19(1), 13-22. doi: 10.1007/BF00355415