Un documentaire archéologique

Publié le 26 novembre 2015 par Les Lettres Françaises

Déroulé strictement chronologique, montage d’archives uniquement, absence de commentaires : c’est sous une forme on ne peut plus austère, et somme toute classique, que se présente le documentaire Une jeunesse allemande réalisé par Jean-Gabriel Périot à l’issue d’un travail de recherche de près d’une décennie. La thèse est aussi connue : la jeunesse allemande née pendant ou juste après la Seconde Guerre mondiale fut confrontée à un déni de l’ensemble de la société concernant son proche passé. Ce déni, face à l’évidence des faits historiques, a sapé toute forme d’autorité légitime. Mais le verrouillage autoritaire de la société par l’État et les médias complices était suffisamment puissant pour que toute velléité de critique et de transformation radicales s’enlise dans des trajectoires piégées comme celle de la Fraction Armée Rouge.

Cependant toute l’intelligence de la réalisation transcende ces matériaux, notamment par le jeu du montage d’archives quasi inusitées sur ce sujet. Quelques images sont bien inscrites dans les traitements visuels déjà connus au sujet de l’histoire de la bande Baader-Meinhof, comme les plans sur l’enceinte extérieure des prisons où ils ont furent détenus dans des conditions assimilables à de la torture. Mais une grande partie des documents est issue des archives de l’académie berlinoise de cinéma et de télévision que fréquentèrent nombre de ceux qui formaient le noyau de la R.A.F. D’autres concernent les joutes verbales qui voient se confronter, lors de débats télévisés, d’un coté Ulrike Meinhof, alors encore journaliste pour la revue Konkret, et de l’autre un panel de vieux mâles réactionnaires.

C’est d’ailleurs la figure de Meinhof qui domine toute la première partie du film. On voit ses prises de paroles successives, d’abord empreintes de retenue face à des interlocuteurs qui préfèrent détourner le regard ou au contraire jouer les vierges effarouchées, lorsqu’elle évoque leur soumission générale au régime en place, et aux nazis en particulier. Puis les propos deviennent plus secs, plus tendus, notamment lorsqu’elle entre en conflit avec son ancien compagnon qu’elle accuse de faire dériver la revue Konkret vers une formule commerciale et racoleuse. On perçoit bien l’accumulation des humiliations que lui font subir des interlocuteurs peu enclins à lui laisser un espace, tant les thèses qu’elle défend les privent de tout crédit.

L’autre figure de cette première partie, ce sont les films tournés au cours des années 1960 par ceux qui passeront à la clandestinité dans les années 1970. Des courts-métrages, des films expérimentaux, des travaux inachevés restituent les discours d’une jeunesse qui prête encore à l’art en général, et à l’image en particulier, la faculté de participer à la transformation d’une société honnie. C’est aussi l’époque où les médias et le système judiciaire leur semblent encore des terrains possibles d’une lutte concrète avec des perspectives de faire avancer leur cause.

Mais que ce soit pour Meinhof ou pour ces jeunes cinéastes, ces perspectives se brisent sur des appareils d’État crispés dans leur attitude hautaine. Toute la deuxième partie rend compte de cette réaction, entre mépris et panique, manifestée par les autorités policières, médiatiques ou académiques, incapables de ménager une place à la contestation tant sont mesquines et peu avouables leurs motivations profondes. La voie autoritaire se nourrit alors de la violence qu’elle a suscité par simple conformisme trop rigide. Une séquence finale extraite de L’Allemagne en automne de Fassbinder illustre bien ce moment où la lâcheté du bourgeois apeuré l’emporte sur une adhésion superficielle aux principes démocratiques. Elle vient en point d’orgue de toutes une série de discours publics des politiciens allemands de tout bord, et en vue à l’époque. Elle donne aussi certainement quelques clés pour comprendre que le traitement actuel des nouveaux visages du terrorisme n’a pas plus de pertinence que celui des années de plomb.

Eric Arrivé

Une jeunesse allemande, film documentaire de Jean-Gabriel Périot, 1h37, 2015