(Note de lecture) Ludovic Degroote, zambèze, par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

Poezibao complète le dossier publié lundi sur le site et consacré au livre de Ludovic Degroote, zambèze, avec cette note de lecture d’Antoine Emaz.  
Extraits du livre, note d’Anne Malaprade, entretien avec Ludovic Degroote 
 
 
 
Ce livre ne nous aidera pas à résoudre l’épineuse question de la frontière entre les genres littéraires. Certes, on peut avancer que ce n’est ni un roman ni du théâtre, mais c’est un peu de tout le reste, selon les pages, sans devenir cacophonique, illisible ou expérimental non plus. Depuis quelques livres (José Tomàs, Ligne 14, Monologue…) Degroote brouille les pistes, multiplie les approches, ouvre les registres, à moins qu’il ne s’agisse d’une tentative d’extension du domaine de la poésie, pour peu que l’on considère celle-ci comme au cœur de l’entreprise d’écriture. Pour Zambèze, le plus clair serait sans doute de partir de la forme, déjà passablement élastique et éclatée, du « journal » ; les premières lignes du livre présentent bien l’auteur comme un diariste : « quinze juillet deux mille treize // j’ouvre ce cahier au bord du zambèze – huit heures du matin, soleil frais » (p7). On retrouvera cette situation d’écrire sur le vif à plusieurs reprises : « je ne fais que raconter et décrire » (p49), « j’ouvre mon cahier et j’écris » (p64)… A l’origine, on aurait donc une sorte de journal de voyage en Zambie. La construction « chronologique » du livre va en ce sens : « arrivée à lusaka vendredi » (p7), séjour dans un « lodge » à Kiambi, dans un autre à Maramba river, dans un troisième à Mfuwe, de nouveau Lusaka et, vers le « vingt sept juillet » (p79), retour en France. Pas d’autres dates précises, mais l’emploi de la première personne et du présent comme temps de base, l’éclatement du texte en fragments (notes), tout cela va aussi dans le sens du journal de voyage. De même pour l’exotisme des noms de lieux, ou la cuisine locale, les paysages, les animaux sauvages, les végétaux… Reste que l’auteur, s’il peste parfois contre les touristes, se refuse résolument à endosser le costume de l’aventurier ou de l’écrivain-voyageur : « anti-gide, anti-leiris, anti-michaux des amazonies, non par principe, mais parce que je n’en ai ni les ressorts ni les moyens » (p10) ; « pour faire un écrivain de voyages, il faut être rapide de main et d’esprit (…) à chacun ses rapidités » (p39) ; « pas journal de voyage – tant pis pour la longue route qui nous ramène à lusaka, tant mieux pour le lecteur » (p45). 
 
Ce refus réitéré d’être saisi comme « un bon écrivain voyageur » peut sembler paradoxal puisque nous sommes bel et bien en voyage en Zambie, avec éléphants, hippopotames, léopards, chutes du Zambèze… Mais il s’explique par une double angoisse qui limite le narrateur à lui-même : « moi, je m’occupe de moi, en miroir » (p59). Même s’il désire l’aventure, l’autre, le lointain, l’angoisse empêche et bloque. C’est tout le motif des « pieuvres », récurrent : « avec mes pieuvres dans les yeux, une partie du monde m’échappe » (p59). D’autant que ces « pieuvres » visent ou serrent tentaculairement à la fois l’écriture et le voyage, ce qui ne facilite pas le travail. Pour l’écriture, c’est la peur du « poncif », de la « carte postale » dès que la description s’attaque au paysage ou à la réalité exotique : « je ne sors pas des cartes postales // je ne vois pas comment en sortir » (p21), « si j’abandonne la carte postale, je tais une partie du voyage ; si je fais la carte postale, je cède au ridicule » (p31). En ce qui concerne le voyageur, la peur qui submerge est celle du voyage lui-même : en bateau (p13), en avion (p55)… Ce n’est qu’à la fin du séjour que « mes pieuvres m’oublient, je dois le reconnaître », au point que « si ça continue comme ça, je vais finir par vouloir rester, drôle de vie » (p66) 
 
On a donc un journal de voyage qui ne se veut pas journal de voyage, même s’il en est un dans son évocation précise et pittoresque de la réalité rencontrée. Mais ce livre croise aussi une autre forme, celle du journal intime : les « pieuvres » l’indiquent bien sûr, mais on pourrait aussi lire ces pages sous l’angle familial, car « nous on voyage en bande familiale » (p69), à la différence des « touristes ». Le lecteur se repère assez vite, sans présentations (cet élément relève aussi de la forme « journal »), avec l’épouse Caroline, et les enfants : Ariane, Thècle, et Morin. Le narrateur endosse le rôle de « père » avec plus de facilité que celui de l’écrivain-voyageur : « je fais observer aux enfants cette incroyable variété de paysages, ils me charrient en chœur dès que j’ouvre la bouche dans la voiture ; il faut bien que je joue au père, je ne dis pas que je n’y prends pas plaisir » (p27). Cette dimension affective, personnelle, est également développée dans des digressions (flashbacks, si on veut) : la Zambie ramène le narrateur à sa propre enfance. Le voyage présent renvoie à un ancien souvenir de « voyage au Gabon » (pp31 à 34), source partielle de son imaginaire africain ; de même les chutes du Zambèze appellent « la cascade de couz qu’on aperçoit en quittant Chambéry » (p35). Echos des livres d’enfance, aussi : « sylvain et sylvette », ou un « petit album rose carré », ou « l’émouvante histoire d’épaminondas », l’enfant africain (pp64-65)… Dans ces moments du livre, le regard s’inverse complètement ; il n’est plus happé par le dehors zambien, il part dans une rêverie/méditation sur la mémoire personnelle, en quoi elle nous construit et continue d’être active, à des années de distance. 
 
Journal de voyage, journal intime, journal d’écriture, aussi. Vu ce qui précède, on ne sera pas étonné de voir évoqué Proust (p74), mais aussi Flaubert (p32), Rousseau (p36), du Bouchet (p75)… Il y a également toute une réflexion discontinue sur l’écriture même de ce livre, Zambèze, son projet, ses difficultés : « ici, je ne sais pas ce que je fais, entre poèmes et dérives, fragments lâches et proses méditatives, j’avance à l’aveuglette, en croisant les espaces »(p61) ; « je ne sais si je ferai quelque chose de ces notes : un poème sans doute, des fragments, ou les deux ; comme j’aime glisser de l’un à l’autre, quand la prose s’effiloche et devient un vers, mais cela me semble difficile ici, je vois mieux deux trois poèmes adossés à des séries de fragments » (p70). On voit clairement que l’aspect final du livre, son genre indécis, flou, fluctuant, n’est pas le résultat d’un calcul ou d’une construction ; la forme finale répond bien à la saisie primaire, directe, du réel par l’écrivain. S’il y a une élaboration littéraire, elle ne s’oppose pas aux multiples approches du « cahier » de voyage, elle accompagne cette diversité. L’auteur passe de la prose au vers sans véritable rupture sinon celle du souffle : autant la prose tend à l’allongement, l’étirement, autant le vers vise la brièveté, le laconisme. Pour certains passages, on a le sentiment d’un double travail de la même expérience, des mêmes scènes vécues. Mais la prose raconte alors que le vers évoque. Pour donner un court exemple : « à côté d’un arbre nu sur lequel perche un vautour – thècle, morin et moi avons la même pensée pour les dessins de Morris ; Gilbert, le guide de chamilandu, nous expliquera que c’est l’urine des vautours qui détruit la végétation de ces arbres » (p44) devient plus loin, en vers libres : « et cet arbre à vautour / qu’on voit aussi dans lucky luke »(p53). En partie au moins, le poème serait de l’ordre d’une prose réduite a minima, comme essorée : « écrire au fond c’est arriver à ce seuil minimal du suppressible » (p71). En nous donnant les deux versions (vers et prose), Degroote joue cartes sur table : le poème comme une prose déshabillée, sans « ornements » (p71) ? Une telle proposition entraîne la réflexion loin du journal de voyage… 
 
Et pourtant il faut parler du regard particulier porté sur la réalité africaine, c’est un autre fil rouge du livre. Le narrateur note qu’il regarde l’Afrique avec « des yeux d’occidental gavé au progrès » (p28) ; il sait qu’il n’est « ni Leiris ni lévi-strauss » (p60) ; il a conscience du « luxe » de ce voyage et il fait son autocritique : « je devrais m’insurger contre les inégalités, refuser la complaisance touristique d’un tel voyage, dénoncer les malheurs de l’afrique et de ce pays si mal classé aux indices de développement, faire œuvre de politique » (p78). Mais c’est pour ajouter immédiatement : « certains s’engagent à l’instant qu’ils mettent le pied dehors, y compris dans ce qu’ils écrivent : très bien ; là encore chacun fait avec ce qu’il est ; on me reprochera cette parole-ci comme la précédente : je le comprends » (p79). On retrouve ici ce qui fait la complexité et l’intérêt du livre, une sorte de continuel porte-à-faux à partir de tensions internes et de désirs contradictoires que seule l’écriture peut faire coexister. Il semble alors logique de conclure le livre sur la solitude, ou plutôt la « solitarité » (p80). 
Certains livres valent par les réponses qu’ils apportent, d’autres par les questions qu’ils posent, les perspectives qu’ils ouvrent. Nul doute que zambèze fait partie de la seconde catégorie, et continue de creuser dans l’œuvre degrootienne la complexité d’être soi, de vivre, d’écrire. 
 
Antoine Emaz 
 
Ludovic Degroote, Zambèze, Editions Unes, 90 pages – 17 €