d'après Maupassant (N°19/74)

Publié le 21 décembre 2015 par Dubruel

D'après CRI D'ALARME (23 novembre 1886)

Je lui avais fait la cour suffisamment longtemps pour obtenir son amour. Mais il y a deux ans, elle épousait le marquis de Balan.

La semaine dernière, elle voulut diner chez moi et n'être servie que par moi, sans aucun témoin ni valet car, m'avait-elle annoncé, elle voulait se saouler.

Comme une lady ne doit se griser qu'au champagne rosé, j'ai servi un magnum de Dom Pérignon, cuvée cinquante-trois, accompagné d'une douzaine d'huitres plates, de petits toasts de pâté de foie gras et de quelques friandises sucrées.

Elle me fit des confidences sur son adolescence.

Je l'observais : elle buvait coupe après coupe ! Le regard un peu voilé mais la langue bien déliée, ses idées se dévidaient.

Parfois, elle me demandait :

-" Suis-je grise ? "

-" Non, tu n'en as pas l'air. "

Alors, elle se servait à boire de nouveau...

Après sa vie de jeune fille, suivit celle de son ménage. Elle me répéta cent fois :

-" Je peux tout te dire, à toi..."

Ainsi, j'appris les manies, les goûts, les défauts et les secrets de son époux.

-" Ah ! Il me rase bien, lui ! Quand je t'ai rencontré, je me suis dit : Cet homme-là est beau, charmant, distingué ; je le prendrais bien comme amant ! "

Tu as commencé à me courtiser. Mais que tu étais lambin, grand sot ! Tu ne comprenais rien ! Tu aurais dû regarder mes yeux : ils te disaient ''Oui'' ! Tu ne savais pas t'y prendre, mon pauvre ! Ah ! Oui, je peux te l'avouer maintenant, mon cher Louis, ce que j'ai pu attendre que tu te déclares ! J'étais pressée et sacrément ! Et toi : des fleurs, des compliments...Tu fus si long à te prononcer que j'ai failli renoncer.

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Quelque temps plus tard, je me suis trouvé par hasard seul avec une amie. Je me suis rappelé les conseils de ma maîtresse et j'ai tenté de les expérimenter :

-" Comme vous êtes jolie, ce soir. "

-" C'est donc une exception, ce soir ? "

-" Non, mais je n'ose vous dire..."

-" Quoi ? Est-ce si malaisé de dire à une femme qu'elle est jolie ? Auriez-vous peur d'être impoli ? "

Alors, tout à coup, animé d'une audace insensée, j'ai voulu l'embrasser. Elle a reculé :

-" Oh !...Vous manquez de tact. Vous allez trop vite !... Bonsoir, mon ami. "

Et moi, je suis, de mon côté, parti tout penaud.