C'est pourquoi, lorsqu'on tente aujourd'hui de décrire un masque dans le cadre de la cosmogonie où il s'inscrit, on ne peut plus se permettre de le réduire à la partie qui couvre la tête de son porteur. Dans les grandes sociétés d'initiation Bambara, quand un initié parle de la « tête du Komo », il entend par là un ensemble qui constitue le masque proprement dit : la tête qui emprunte ses éléments morphologiques au crâne enflé de la vieille hyène, associé à la connaissance profonde, à la « bouche » (gueule) du crocodile qui arrima le premier dans la mare l'arche de la création, et aux cornes de l'antilope qui symbolisent par leurs extrémités pointues l'éclair initial de la création ; la tunique faite de bandes de coton sur lesquelles sont fixées des plumes de vautour, chargées de 266 signes de la création ; les « pattes de l'éléphant », fixées à la cheville du danseur symbolisant les « piliers, les poutres ou les étais de l'univers » ; le sifflet en fer ou en cuivre évoquant par son cri strident le « sifflement initial de la création » ; le stylet de thaumaturgie, instrument par excellence des exécutions rituelles, etc. Enfin la « tête du Komo », dite komo kû, désigne également le porteur de tous ces objets et la danse que ce porteur effectue.
Ainsi se trouvent mis en évidence le caractère hautement sacré et le sens profond s'attachant à l'accoutrement du masque du Komo, lequel apparaît comme un véritable microcosme, un résumé dynamique de l'univers appelé pour cette raison «charge de l'univers» et, par analogie à ce nom, «connaissance profonde de l'univers ». A l'origine cette connaissance infaillible, dont le masque est ici le support, fut donnée à Faro, qui est considéré chez les Bambara et les Malinké comme l'auxiliaire de la création et le moniteur de l'univers. Cette connaissance, comme toute chose existante, a deux natures, l'une visible, palpable, concrète, et l'autre cachée, secrète, intime et profonde. Faro enseigna ces deux aspects de la connaissance à deux de ses élus, le vautour et l'hyène, futurs patrons des sociétés des masques et les auditeurs les plus assidus, les plus attentifs et les plus respectueux des commentaires de leur éducateur sur la création. C'est sous le patronage de ces deux animaux charognards, l'hyène et le vautour, que sont placées les sociétés des masques qui les représentent chez les Bambara, les Malinké et les Minyanka. Ces sociétés sont de ce fait considérées comme les dépositaires des « vraies valeurs », des « vrais signes » et de la totalité du savoir.
C'est ensuite au cours des danses masquées que le sens des grandes initiations est rappelé : l'adolescent doit mourir à sa condition ancienne pour naître à sa condition d'adulte. Dans la société du Komo, le héraut crie, un peu avant la sortie des masques : « les initiés vont mourir l'un après l'autre ; la vieille hyène n'a appelé personne ; bienvenue à tous ; pourris-les ! pétris-les ! Vieille hyène... » Dans la société du Nama Koro, les masques vont même jusqu'à simuler une dévoration des postulants. Car on dit que le Nama Koro est une hyène qui mange les initiés pour les expulser ensuite dans ses excréments d'où ils sont extraits, lavés et purifiés.
Chez les Dogon, chaque circoncis devient membre de la société des masques du village ; il doit tailler (ou faire tailler) et porter le masque de son choix pour danser lors des cérémonies funéraires de levées de deuil. Cette société nommée awa constitue l'association masculine chargée entre autres du culte rendu au premier mort — l'ancêtre mythique Dyongou Sérou — représenté par le Grand Masque qui est la propriété du village. Les dignitaires responsables sont les olubaru recrutés dans chaque famille du village à tour de rôle lors de la cérémonie du Sigui, qui réactualise tous les soixante ans les événements qui ont entraîné la mort de cet ancêtre. Ces dignitaires subissent alors une retraite et un enseignement de trois mois : ils vivent en brousse dans la caverne qui est affectée au masque nouvellement taillé, où ils sont instruits par les anciens. La nouvelle promotion de dignitaires apprend par cœur des incantations et des textes en « langue du Sigui » qui relatent sous une forme résumée l'histoire de la création du monde et de l'apparition de la mort sur terre et chez les humains. Jusqu'à l'exécution des rites du Sigui soixante ans plus tard, ils seront chargés du culte rendu au « premier ancêtre » mort par l'intermédiaire du Grand Masque, support de ses principes spirituels.
Ici, comme d'ailleurs dans la plupart des régions de l'Afrique, le masque est au point d'articulation de la vie et de la mort. Sa confection restera associée — sur le plan cosmique — à la rupture d'un ordre cosmique préalablement établi par Dieu. » Germaine Dieterlen. Masques. Sociétés traditionnelles d'Afrique occidentale dans le Masque du Rite au Théâtre
Outre sa nature religieuse, les intermédiaires obligés des prières et des offrandes que les hommes s'efforcent de faire parvenir aux dieux, le masque est souvent, au plan social, signe hiérarchique, symboliquement relié aux systèmes des relations et des pouvoirs. Il est ainsi véhicule de la discipline groupale.
Roger Caillois est un ce ceux qui souligne avec émerveillement le paradoxe que révèle l'universalité du masque :
« C'est un fait, que toute l'humanité porte ou a porté le masque. Cet accessoire énigmatique et sans destination utile est plus répandu que le levier, le harpon, l'arc ou la charrue. Des peuples entiers ont ignoré les plus humbles, les plus précieux ustensiles. Ils connais saient le masque. Des civilisations parmi les plus remarquables ont prospéré sans avoir l'idée de la roue ou, ce qui est pire, la connaissant, l'idée de l'employer. Le masque leur était familier... Il n'est pas d'outil, d'invention, de croyance, de coutume ou d'institution qui fasse l'unité de l'humanité, du moins qui la fasse au même degré, que le port du masque ne l'accomplit et ne la manifeste. »
Ce qui cause la surprise, c'est la similitude de morphologie entre ces représentations millénaires et les objets ethnographiques voire folkloriques actuels-comme les représentations masquées de l'homme sauvage des carnavals d'Europe de L'est (voir article correspondant sur le « Spectre De L'homme Sauvage ».
On a discutée de la signification shamanique des peintures et gravures rupestres sans pouvoir conclure quelque chose de probant. Aussi n'est –il sans doute pas possible de parler de l'origine du masque autrement que par l'intermédiaire du mythe et du conte .Ainsi Paul André Sagel, dans le THATRE DU MONDE , Histoire des Masques .Archambaud. nous narre e t-il celui de « l'homme cerf » , en s'inspirant du relevé et de la monographie que l'abbé Breuil a entrepris dans la grotte des trois frères.
« Il traque la bête depuis deux lunes. Il pleut sous le soleil bas. La forêt est molle. Le feu n'a pas tenu. Il a peu dormi, œil et oreille tendus aux prédateurs de la nuit. Il a mangé des baies et des racines comme la mère le lui avait conseillé, a bu dans une feuille recourbée. Il prend une fois encore a lance. Il scrute les empreintes sur la terre, le dos courbé, ; souffle retenu, le pied souple, la main légère sur l'arme, la arine ouverte, le regard au-dessus. Il se souvient de ce que le Père lui a dit.
Regarde les dessins de la terre. Ne les confonds pas. Sois attentif aux branches brisées! Déchiffre les déjections avec Précision! Hume le vent! Sois le gibier que tu chasses. Aie la Patience de l'animal! »
Il rejoint son clan qui l'attend et qui va l'honorer. Il entre avec la bête à peine froide dans le campement de peaux et de bois. Le clan se moque de lui. Il est le dernier des chasseurs. Les autres sont arrivés hier avec leur gibier. Il s'effondre sous le poids de son dépit et de sa fatigue. Les rires l'achèvent. Il hait le cerf qui roule à ses pieds. Il frappe le sol de son poing. Il a envie de pleurer. Le père s'accroupit, tranche la tête de l'animal ornée des andouillers et la remet à son fils. Le clan va poursuivre les agapes de viande autour du feu. Il se lève, traînant le massacre par les bois. Il va à la rivière. La nuit s'annonce. Il décolle la peau des os du crâne et s'en affuble. Il se couvre le corps de l'argile que la terre exhume sur la rive après l'orage. Il se noircit le torse avec des charbons de bois, restes d'un feu de pêche. Il s'enroule de lianes arrachées aux arbres. Il habille son sexe d'un manchon de pailles grappillées dans les buissons. Il mâche de grosses bouchées de baies rouges qui le rendent sanguinolent. Dans une mare, où le soleil finit sa journée, il se regarde effrayé de lui-même mais satisfait de sa représentation. Il attend que les ombres enveloppent les humains. Il s'élance en hurlant dans le campement. Le clan affolé croit en l'apparition d'un monstre, d'un démon nocturne ou d'un revenant. On crie, on court, on s'arme. Lui saute partout en éructant avec sa tête de cerf attachée sur la sienne. Il est exalté. Il joue à faire peur. Les guerriers se sont ressaisis et regroupés, les pieux acérés braqués sur le fou à la tête de cerf. Ils arment leurs bras. Les femmes serrent des pierres dans leurs mains. L'homme-cerf s'est immobilisé.
Avec sa tête toute boisée, une peau de loup sur le dos, l'nomme-cerf, danseur masqué, nargue le temps. Tout paléolithique qu'il est, inscrit depuis treize mille ans dans le roc de la Grotte des Trois Frères en Ariège, il ne sait pas qu'il a une fabuleuse descendance masquée. Il porte la parole immédiate du temps et aspire à épouser l'univers pour mieux le comprendre et s'en libérer. Il veut représenter ce monde rond, habillé d'océans, de montagnes et de forêts, emballé dans un ciel changeant et peuplé d'êtres vivant debout.
L'intérêt du mythe D'actéon réside dans son hybris : un jeune chasseur encore adolescent et donc en période probatoire : La chasse (surtout à Sparte) était le lieu où le jeune homme faisait l'apprentissage de la maîtrise : savoir se diriger, reconnaître les territoires ; ne pas se laisser emporter par les instincts et les ardeurs de son âge. Or, enfreindre le jardin secret d'Artémis, c'est méconnaître la frontière entre le divin et l'humain, frontière qui a une réalité concrète dans l'espace de la forêt où hommes, animaux et dieux se côtoient. Ce qui précisément en fait un lieu d'expérimentation pour l'homme qui doit apprendre à trouver sa place dans l'entre-deux.
On ne peut ainsi franchir directement certaines limites sans initiation contrôlée. la vue directe, est aussi une transgression et la démesure est ici sexuelle : le regard étant pour les grecs anciens une émission de particules qui touchent leur cible, le voyeurisme d'Actéon est une sorte de caresse du corps de la déesse, un viol sexuel de la vierge divine.
Ce viol est incestueux de plus puisqu'Actéon est « apparenté à la déesse,.
« Actéon, qui s'est « laissé mener par des pas incertains », au lieu de marcher droit, est coupable d'incertitude. Par manque de contrôle, il tombe inévitablement sur le lieu le plus interdit, réservé à la divinité au plus profond de la forêt : un espace où sauvagerie et divin s'interpénétrent, mais d'où l'homme est exclu s'il veut rester homme.
Coupable au moins d'avoir échoué à l'examen de passage, comme quelques autres jeunes chasseurs. Comme Narcisse, en particulier, don l'histoire suit de près celle d'Actéon dans le récit d'Ovide qui ne manque pas de suggérer une symétrie entre les deux héros. Victimes l'un et l'autre de leurs regards, auteurs involontaires d'infractions contraires, ils occupent une position antithétique. Fatigués par la chasse, également assoiffés et menés par un désir obscur, le premier entrevoit l'extrême altérité de la nudité de la déesse, et s'y perd, animalisé et englouti dans l'estomac de ses chiens ; le second tombe sur lui-même et, s'enfermant dans la proximité maximale de son propre double, s'anéantit dans l'auto-contemplation, tantôt noyé, aspiré par son image, tantôt après dessication, disparu des bords de la source où, à la place de son corps, on trouvera une fleur blanche au cœur jaune safran. » Françoise Frontisi-Ducroux l'Homme-Cerf et la Femme-Araignée.Gallimard.
Les personnages vêtus de peaux de bêtes sont nombreux dans l'imagerie grecque. Bergers, chasseurs, géants, héros, ménades et Dionysos lui-même peuvent arborer, à titres divers, ce type de vêture. Il indique un statut, marginal, permanent ou temporaire, qui les tient à l'écart de la norme civilisée et urbaine que dénote le vêtement tissé. Et en complément la peau de bête renvoie au monde animal, que ces exclus côtoient dans une proximité plus ou moins périlleuse. C'est de cette manière qu'Athénée dissimule Ulysse, vieillissant ses traits et jetant sur ces épaules une peau de cerf : la peau est donc déguisement
L'humain peut ainsi changer d'espèce et de catégorie, ce que les grecs nomment métamorphoses : celle-ci est similaire à l'être masqué. L'humain disparait pour être remplacé par un être hybride. Les mythes s'attachent à marquer la juxtaposition de l'état initial, humain, et du résultat, voire leur coexistence en une double nature, l'hybridation monstrueuse. La métamorphose symbolise aussi les étapes de l'existence. La vie de chaque individu est vécue moins dans une évolution régulière de la naissance à la mort que dans le franchissement d'une série de stades, d'âges, ponctués par des rituels sociaux et marqués par des statuts différents. Mais c'est aussi la symbolique d'un monde fluide où tout est possible, où tout peut changer de formes, où de révèle un désir puissant de l'Autre.
« Le goût pour ce genre d'histoires est inséparable d'une conception nouvante, voire fluide, du monde …Il est significatif qu'Ovide place le dernier vre de ses Métamorphoses sous l'autorité de Pythagore, à qui il donne la parole : «Je vous dis qu'il n'est rien dans l'univers entier ni soit stable; tout fluctue, toute image qui se forme est changeante. »
La conscience que peut avoir l'être humain de sa spécificité s'obtient nécessairement dans une confrontation avec le reste du vivant et du monde. Les catégories que la pensée se construit, quelles qu'elles soient, fonctionnent par séparation et contact. L'écart est nécessaire à la définition des termes en présence et à leur délimitation. C'est là une donnée transculturelle, probablement aussi ancienne que l'être humain, dit Homo Sapiens, comme le révèle la présence de figures hybrides, homme-cerf ou chasseur à tête d'oiseau, sur des peintures pariétales4. Mais ce qui est peut-être plus spécifiquement grec, c'est le développement complaisant et suggestif d'une rêverie sur la perméabilité des barrières et des catégories, comme correctif nécessaire aux classifications (elles-mêmes nuancées, nous l'avons dit).
De fait, et ce sera notre dernière remarque, à parcourir ces mythes de métamorphoses, on est frappé par la force du désir qui les traverse. Désir du différent, de l'étrange, de l'étranger, de Tailleurs ; désir de fusion avec l'autre. Attirance masculine, prêtée aux dieux aussi, pour la femme, mortelle ou déesse. Soif de savoir et de voir, envie de dépasser son sexe, sa condition sociale, son univers même. Volonté de se montrer le meilleur à la chasse ; ambition d'être proclamée la mère la plus admirable, la tisserande la plus habile. Tentation explicite pour la fille d'égaler l'homme, ou de lui échapper. Et pour le garçon parfois, désir secret, inavouable, de se faire femme... L'espèce humaine paraît occupée à une constante négociation entre himeros et hybris - cette tension entre les pulsions désirantes et les dangers de l'excès caractérise certes la plupart des mythes grecs ; c'est ce qui explique pour une bonne part le charme euphorisant qu'ils continuent à exercer. L'événement miraculeux de la métamorphose, même si elle est présentée souvent comme le châtiment d'une infraction ou du franchissement d'une limite, réalise en quelque sorte, souvent ironiquement, ce besoin tenace d'aller voir du côté des autres, femme, animal, oiseau, fleur, astre ou même dieu. Et lorsque la force impérieuse du désir est projetée dans le monde sans contrainte des dieux, lorsque c'est Zeus lui-même, le tout-puissant dieu mâle, qui se livre sans crainte et sans remords à l'ivresse des étreintes, à la jouissance des contacts multiples, à l'exploration voluptueuse de la pluralité des formes, les récits de ses expériences et leur mise en images tiennent lieu pour les mortels qui les entendent, les regardent et se les transmettent d'expérimentation ludique et imaginaire du bonheur d'échapper à l'enfermement du corps, en faisant éclater les limites.
Les mythes grecs de métamorphoses ? Une immense rêverie chatoyante pour répondre à l'aspiration irrépressible de se sentir à la fois soi-même et un peu plus, identique et différent, changé, transformé, renouvelé. ». Françoise Frontisi-Ducroux l'Homme-Cerf et la Femme-Araignée.Gallimard.
La « paideia, l'initiation du jeune était ambivalente : Pour les garçons, il leur fallait, avant d'accéder à la citoyenneté, acquérir les qualités physiques et morales nécessaires au combattant citoyen. Ce processus était particulièrement institutionnalisé à Sparte, où d'ailleurs la population masculine était, de la petite enfance à la vieillesse, répartie en classes d'âge fortement organisées. Dès l'âge de sept ans, dans le cadre d'une éducation communautaire, on soumettait le garçon destiné à rejoindre un jour la catégorie des Égaux à un dressage très rigoureux, comportant des devoirs imposés et des épreuves successives, avec une démarcation très nette au passage de l'enfance à l'adolescence.
Le comportement mimétique jouait un grand rôle dans cette initiation tant sous la forme de comportements quotidiens obligatoires que lors de mascarades occasionnelles. Les jeunes garçons devaient, par exemple, la sophrosuné, (le contraire de la démesure «marcher en silence, dans la rue, les mains sous le manteau, sans regarder à droite ni à gauche, les yeux fixés au sol. Ne jamais répondre, ne pas faire entendre sa voix). Mais parallèlement à ce maintien chaste et réservé, hyper-féminin, ils devaient faire ce qui normalement est interdit : voler à la table des adultes, ruser, se débrouiller, se faufiler sans se faire prendre pour se procurer de la nourriture. Il leur fallait , au cours de féroces batailles collectives, où tous les coups sont permis, morsures, griffures, etc., faire preuve de la plus extrême brutalité, pratiquer la sauvagerie absolue, atteindre à un état proche de ce que Platon appelle l'andreia : folie furieuse du guerrier qui veut vaincre à tout prix, prêt à dévorer le cœur et la cervelle de son ennemi, et sur le visage de qui se dessine le masque effroyable de Gorgô. Hyper-virilité, basculant vers l'animalité, cette fois. En d'autres occasions ces adeptes de la pudeur et de la réserve se livrent à des manifestations bouffonnes, faisant assaut d'incongruités verbales, d'injures et d'obscénités.
Au lieu de l'apprentissage réglé, sur lesquels insistent les sociétés de chasseurs où l'on demande pardon aux forces de la foret pour la dette de gibier, Actéon sombre dans la démesure : démesure du chasseur qui selon certaines versions aurait tué trop de gibiers et se serait vanté d'être meilleur chasseur que la déesse ; démesure du voir puisque selon la version la plus connue , il aurait bravé l'interdit de voir la déesse au bain dans sa féminité, interdit de l'inceste puisqu'enfin il aurait pu vouloir l'épouser ,lui qui était son petit neveu par alliance.
« Si Artémis est une divinité au masque c'est que son culte, et plus précisément les rituels initiatiques de jeunes auxquels elle préside, font aux masques et aux mascarades une place de choix. Pour en dégager les significations et tenter de comprendre ce qui relie la sœur jumelle d'Apollon avec cette zone du surnaturel que le masque a spécialement fonction d'exprimer, il est nécessaire de dessiner le profil d'Artémis, de la situer dans l'ensemble du panthéon, de repenser plus nettement la place qui lui revient dans l'organisation des pouvoirs surnaturels.
L'espace artémisien se déploie sur les zones frontières : montagnes qui bornent et séparent les états, lieux éloignés des villes et où ses grands sanctuaires sont souvent l'enjeu de peuples voisins et ennemis, marges où, dans les forêts épaisses et sur les crêtes arides, la déesse mène sa meute, massacrant les bêtes sauvages, qui sont sa propriété et qu'elle protège aussi. Mais elle règne également sur les grèves et les rivages marins, limites des terres et de la mer, où la légende la fait parfois aborder, étrange statue venue d'un pays barbare. Sa place est encore, dans les plaines intérieures, au bord des lacs, sur les sols marécageux et sur les rives de certains fleuves, là où les eaux stagnantes, les inondations toujours possibles créent un espace mi-aquatique mi-terrien, où entre sec et humide, entre liquide et solide, la démarcation reste floue.
Entre ces espaces si divers quels sont les traits communs ? Plutôt que d'espace de complète sauvagerie, représentant, par rapport aux terres cultivées de la cité, une altérité radicale, le monde d'Artémis est celui des confins, des zones limitrophes où l'Autre se manifeste dans le contact qu'on entretient avec lui, sauvage et civilisé se côtoyant, pour s'opposer certes, mais pour s'interpénétrer tout autant.
Déesse courotrophe, Artémis préside à l'accouchement, à la naissance, à l'élevage des enfants. Située à l'intersection du sauvage et de l'apprivoisé, son rôle est de prendre en charge les petits des hommes, qui lui appartiennent au même titre que les petits des animaux, bêtes fauves ou bestiaux domestiqués. Ces enfants, elle les mène de l'état informe de nouveau-né à la maturité, les apprivoisant, les adoucissant, les façonnant pour leur faire franchir le seuil décisif que représente pour les filles le mariage, pour les garçons l'accès à la citoyenneté. Au cours d'une série d'épreuves, en milieu sauvage, aux marges de la cité, il faut que le jeune réussisse à couper les liens qui, depuis sa naissance, l'unissent à ce monde autre. Il faut d'abord qu'entre le garçon et la fille, au stade ambigu où les sexes hésitent encore, une démarcation s'instaure, nette et sans retour.
Artémis fait mûrir les filles, les rend nubiles, les prépare au mariage où l'union sexuelle doit s'accomplir sous la forme la plus civilisée. La violence de l'acte sexuel, qui terrifie les jeunes épousées comme un épouvantai!, Artémis la refuse pour elle-même en rejetant le mariage. Et la hantise du viol et du rapt, conduites qui, au lieu d'intégrer la féminité à la culture, sont occasion d'ensauvagement pour les deux sexes, se lit dans les récits mythiques des parthénoi vouées à Artémis. Violence masculine bien sûr, mais aussi menace provenant du côté féminin, lorsque la jeune fille, qui veut trop imiter sa déesse, refuse le mariage et bascule dans la bestialité totale, chasseresse farouche qui poursuit, tue et dévore le mâle qu'elle devrait épouser.
Si l'emploi direct des masques n'est pas avéré dans ces rituels festifs ,l'imitation d'un modèle animal fait fonction de mascarade symbolique.
C'est dans ce contexte qu'il faut sans doute replacer les masques découverts lors des fouilles archéologiques dans le sanctuaire d'Artémis a Orthia Il s'agit d'ex-votos de terre cuite, en majorité plus petits que des visages d'enfants, et que l'on interprète comme la reproduction des masques de bois qui étaient portés lors des cérémonies du culte de cette déesse.
Certains représentent des vieilles femmes à la figure complètement ridée, à la bouche édentée, qui évoquent les Grées, sœurs lointaines des Gorgones. Il y a aussi des satyres grimaçants, des Gorgô en grand nombre, des faces grotesques, plus ou moins bestiales, parfois informes. On y trouve aussi des visages impassibles de jeunes guerriers casqués. L'on sait aussi que certains autres rituels initiatiques omportaient, toujours à Sparte, des danses à caractère mimétique — danse du lion, par exemple —, ou franchement obscène.
« Tout ceci permet de supposer qu'au cours de ces mascarades et de ces jeux rituels les jeunes Spartiates devaient mimer, par leur gesticulation et à l'aide de déguisements et de masques, les attitudes les plus diverses et les plus contrastées : réserve féminine, férocité animale, pudeur et obscénité, dégradation du vieil âge et vigueur du guerrier, explorant successivement tous les aspects de la marginalité et de l'étrangeté, endossant tous les possibles de l'altérité, apprenant la transgression pour mieux souligner la règle à quoi désormais ils devraient se tenir.
De la même façon, dans bien des sociétés, l'ordre, pour être réaffermi, a besoin d'être périodiquement contesté, bouleversé pendant quelques jours de Carnaval où règne l'inversion : femmes vêtues en hommes, hommes costumés en femmes ou en animaux, esclaves prenant la place des maîtres, roi de carnaval chassant symboliquement le chef de la cité. Pendant ces journées, l'obscénité, la bestialité, le grotesque, le terrifiant et le bouffon, négation de toutes les valeurs établies, déferlent sur le monde de la culture.
De même, sous la protection vigilante d'Artémis, divinité des marges et des transitions, les enfants grecs font l'apprentissage de l'identité sociale, fillettes mimant le lent trajet qui les mène de la foncière sauvagerie de leur sexe à la civilité de la bonne épouse, garçons s'initiant à repérer tous les excès afin de reconnaître et de rejoindre, sans risque de retour ni rechute, la norme de la citoyenneté. » ». Françoise Frontisi-Ducroux l'Homme-Cerf et la Femme-Araignée.Gallimard.