Place nette au Caire, cinq ans plus tard : la mise au pas de la culture

Publié le 14 janvier 2016 par Gonzo

Les événements du 25 janvier 2011 furent-ils ou non une « révolution » ? On peut être député égyptien et considérer que non, à l’image de l’avocat et président de club de foot Murtada Mansour – particulièrement démagogue il est vrai – qui s’est fait beaucoup prier avant de prêter serment, en arguant du fait justement qu’il ne reconnaissait pas « la révolution du 25 janvier » (pourtant mentionnée dans la Constitution de 2014, ainsi que celle du 30 juin 2013, date de la grande manipulation qui allait permettre l’arrivée au pouvoir du maréchal Sissi).

Sur le plan politique, après être apparue comme une évidence dans un premier temps, la nature révolutionnaire des changements apportés par le 25 janvier est loin d’être tranchée. La même remarque vaut aussi pour la culture. Sans aucun doute, (une partie de) l’Egypte a vécu à cette occasion une expérience sur laquelle il ne sera pas possible de revenir. À la manière de mai 68 en France, on peut affirmer que dans l’esprit de nombre d’Égyptiens, et même en l’absence d’avancées politiques claires, il y a un « avant » et un « après » les événements de janvier 2011.

Comme mai 68 en France, ces événements ont surpris les élites locales, aussi bien politiques qu’intellectuelles. Pourtant, rétrospectivement, il est plus facile de se rendre compte que le changement avait été préparé depuis un bon moment déjà. Dans le domaine de la culture en particulier, l’explosion culturelle de janvier 2011 et des mois qui ont suivi ne peut se comprendre que comme l’aboutissement d’un processus entamé une ou deux décennies plus tôt.

Épicentre des mobilisations politiques au début de l’année 2011, la place Tahrir était en fait le symbole d’une transformation qui touchait l’ensemble du centre ville, Wust al-balad en égyptien, justement le nom qu’avait choisi, en 1999, un des groupes musicaux qui témoigne le mieux de ces changements. Jouant une musique associant rock et traditions orientales, le groupe était parfaitement emblématique de ce qui a fini par être reconnu sous le nom de « musique alternative » (al-musîqa al-badîla : voir ce billet), une production réalisée en dehors des circuits balisés de la culture officielle et essentiellement consommée, collectivement et festivement, par la jeunesse.

Particulièrement visible à travers le phénomène de la nouvelle scène musicale, ce renouvellement du milieu traditionnel de la culture avait progressivement gagné tous les domaines de la création. Avec la galerie Mashrabia relancée au début des années 1990 puis, entre autres initiatives, l’ouverture de Town House, en 1998, les arts plastiques lancèrent un mouvement qui touchait également la musique comme on l’a vu, mais aussi la photographie, le théâtre ou encore la danse, autant de formes d’expression qui avaient en commun de permettre une hybridation féconde entre formes traditionnelles et « modernité importée ». Le graffiti en est un autre exemple, où les peintures murales et la calligraphie traditionnelles pouvaient être réinvesties par l’utilisation de nouvelles techniques.

Ces formes et pratiques artistiques avaient un autre point en commun, celui de reposer sur une économie de la culture différente, rendue possible par le numérique pour l’essentiel, et l’arrivée aux commandes d’une génération de professionnels qui bousculaient les codes traditionnels d’un secteur jusque-là majoritairement tenu par l’establishment et sa bureaucratie, ou bien dominé par les seules logiques de profit. Développant des partenariats avec des ONG internationales et des mécènes privés, de jeunes managers, tels Bassma El-Husseiny ou Ahmed El-Attar (Studio Emad Eddin) pour s’en tenir aux plus célèbres, créèrent des lieux inédits qui offraient aux jeunes talents l’occasion de se former et de tenter leurs premières expériences.

Selon des modalités qui n’avaient plus grand chose à voir avec celles des générations précédentes, les artistes tentaient de retrouver un lien avec les publics, y compris les plus populaires, à travers des manifestations qui délaissaient les lieux consacrés de la culture pour investir des espaces davantage inscrits dans la vie ubaine : places, jardins ou encore ateliers, magasins ou appartements du centre ville pas encore récupérés par la spéculation immobilière (parfois menée par ceux-là mêmes qui étaient les sponsors de ces manifestations, la famille Sawiris par exemple, avec la société Al-Ismailiyya for Real Estate).

Autre trait commun à toutes ces manifestations, le goût du mahrajan (festival), un mot très souvent repris pour décrire l’ambiance de la place Tahrir après la chute de Moubarak et qui n’était utilisé dans le domaine de la culture que pour des opérations de prestige autour du cinéma ou de l’opéra par exemple. Pour ces premiers festivals d’un nouveau genre, on peut citer Al-Nitaq, dès 2000, destiné aux arts visuels, PhotoCairo en 2003, The Contemporary Image Collective pour la création vidéo à partir de 2004, Rabi’ à l’initiative de Al-Mawred al-thaqafi la même année. Plus récemment on a vu apparaître le Hayy Festival (2009), le CircCairo (2010) et surtout, après la révolution, El-Fan Midan (“L’art est une grand-place”, allusion à Tahrir bien entendu) ou encore D-Caf, pour Down Town Contemporary Art Festival…

Si l’on a raison de croire que cette fièvre créatrice est bien liée, d’une manière ou d’une autre, aux événements de l’année 2011, on imagine assez facilement qu’elle ne pouvait manquer d’être profondément affectée par la double contre-révolution qui a suivi, avec l’arrivée au pouvoir des Frères musulmans puis celle du maréchal Sissi. Quel que soit le regard que l’on porte sur ces deux phases de l’après-25 janvier 2011, il va de soi qu’elles impliquaient l’une et l’autre la « normalisation » de la scène culturelle. Les luttes – à mort, au sens premier de l’expression – pour empêcher que soient effacés les graffitis révolutionnaires restent l’épisode le plus symbolique d’un long conflit qui s’est ouvert dès la fin de l’année 2011 et qu’il est impossible de résumer dans ce billet tant il est complexe. On retiendra tout de même des moments clés, tel le soutien de l’avant-garde culturelle, celle du festival D-CAF en l’occurrence, à la campagne de signatures du mouvement Tamarrod qui allait produire le renversement du président Morsi. Autre épisode important par rapport aux liens entre politique et culture durant cette période particulière de l’après-25 janvier, celui du départ, fin 2014, de Al-Mawred al-thaqafi, préférant anticiper les entraves à son action en Égypte après la mise en place d’une nouvelle loi sur les ONG.

Au pouvoir depuis l’été 2013 à la suite de ce qu’il faut bien décrire comme un coup d’État, le président Sissi voit donc arriver aujourd’hui le cinquième anniversaire de la « révolution » du 25 janvier, avec le risque qu’il soit exploité par les activistes du monde culturel. C’est la présence d’un tel danger qui explique, aux yeux de la plupart des observateurs, les récentes mesures qui ont des allures de mises en garde.

Durant les derniers jours de l’année passée, différents services officiels se sont rendus auprès de deux institutions qui symbolisent le soutien de l’avant-garde culturelle aux demandes révolutionnaires. Le centre culturel Town House, avec la salle de théâtre Rawabet, a ainsi reçu la visite, bien organisée, des fonctionnaires de l’administration de la Censure, des Impôts, du ministère de l’Emploi, tandis que la maison d’édition Merit a été également perquisitionnée au prétexte de problèmes administratifs (absence d’une licence d’éditeur alors que la maison existe depuis presque vingt ans!)

Les autorités cherchent visiblement à impressionner, en ayant recours à une technique fort ancienne, celle du harcèlement administratif. En l’absence de mandats de perquisition en bonne et due forme (délivrés en principe par la Sécurité générale), les motifs avancés ne sont pas vraiment clairs. Selon le porte-parole du ministère de l’Intérieur, l’administration est ainsi intervenue chez Merit à la suite d’une plainte du ministère de la Culture, lequel affirme ne pas être au courant de la procédure…

Depuis la fin de l’année, on peut seulement constater que bonnes et mauvaises nouvelles se succèdent, avec un net avantage pour les dernières. Le 31 décembre, on apprenait ainsi que la peine prononcée contre Islam al-Beheiry, une figure médiatique opposée à Al-Azhar en raison de ses appels à une lecture aussi rationnelle que possible des textes religieux était réduite (à un an de prison ferme tout de même), tandis que l’écrivain Ahmed Naji, ainsi que le rédacteur en chef de la revue Akhbar al-Adab également impliqué, étaient innocentés, quelques jours plus tard, des charges pesant contre eux pour atteinte à la morale et incitation à des comportements sexuels indécents » (voir ce billet). Dans la presse, on annonçait également la tenue au printemps de la cinquième édition du festival D-Caf (même si le site de l’organisation reste muet sur la question).

En revanche, quatre leaders du mouvement du 6 avril, à la pointe du combat contre Moubarak en 2011, étaient arrêtés au même moment pour incitation à la violence (leur détention vient d’être prolongée de deux semaines). Le journaliste Mahmoud El-Saqa (محمود السقا) a connu le même sort, après que l’on a cru pendant plusieurs jours qu’il fallait ajouter son nom à la liste des nombreuses disparitions inexpliquées de militants. Parallèlement, trois administrateurs de pages Facebook, suspectés d’être favorables à l’ex-président Morsi, connaissaient le même sort, tandis que de nombreux activistes en ligne recevaient de la part du gouvernement égyptien un message (peut-être fabriqué) leur intimant de cesser toute attaque contre les autorités.

À quelques jours de la date anniversaire des événements de Tahrir, apparemment la place est nette – c’est le cas de le dire – pour une célébration de la « révolution » parfaitement conforme aux vœux du président Sissi…