Le Sénat sort des limbes le préjudice écologique

Publié le 23 janvier 2016 par Blanchemanche
#préjudiceécologique
LE MONDE | 22.01.2016
Par Audrey Garric et Pierre Le Hir

En janvier 2000, un bénévole nettoie une plage de Vendée touchée par la marée noire après l’accident de l’« Erika ». JEROME BREZILLON / TENDANCE FLOUE
Ce devait être, à l’origine, une loi fondatrice, gravant dans le code civil le principe du préjudice écologique, pour faire payer aux pollueurs les dégâts infligés à la nature. C’est, au final, un simple article introduit dans le projet de loi sur la biodiversité et voté par le Sénat mardi 19 janvier. Cet article, le 2 bis, dispose que « toute personne qui cause un dommage grave et durable à l’environnement est tenue de le réparer ». Et que cette réparation « s’effectue prioritairement en nature », c’est-à-dire par une remise en état du milieu au frais de celui qui l’a dégradé. Ou, si une telle restauration est impossible, par « une compensation financière versée à l’Etat ou à un organisme désigné par lui et affectée (…) à la protection de l’environnement ».
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S’agit-il, enfin, d’une reconnaissance que la nature elle-même – les animaux, les plantes, les écosystèmes – a une valeur qui demande réparation lorsqu’elle est souillée par une marée noire ou un accident industriel ? Ou d’une façon de faire l’économie d’une vraie loi sur ce sujet controversé ? Il est trop tôt pour répondre. Mardi, au premier jour de la discussion de la loi sur la biodiversité, en première lecture, par les sénateurs, la ministre de l’écologie, Ségolène Royal, a annoncé la mise en place d’un « groupe de travail », afin de préciser le contenu de l’article en question et d’aboutir à « un texte opérationnel et une jurisprudence stable ». Cela, avant l’examen du texte en deuxième lecture, dont la date n’est pas encore fixée.
L’affaire remonte à loin. Plus précisément au naufrage de l’Erika, un pétrolier affrété par Total qui, le 12 décembre 1999, s’était brisé au large du Finistère, relâchant 20 000 tonnes de fioul lourd. Quelque 400 km de côtes bretonnes et vendéennes avaient été mazoutés, en même temps que plus de 150 000 oiseaux. Au terme d’une dizaine d’années de procès, la Cour de cassation avait créé une jurisprudence en reconnaissant, en 2012, le préjudice écologique. En plus des dommages et intérêts accordés aux parties civiles, Total avait versé 200 millions d’euros pour le nettoyage des plages;
« Choix politiques »
C’est à la suite de cette catastrophe écologique que le sénateur (Les Républicains) Bruno Retailleau, alors président du conseil général de Vendée, dépose, en mai 2012, une proposition de loi visant à inscrire le préjudice écologique et son indemnisation dans le code civil, afin de lui « donner un fondement juridique incontestable ». Elle sera votée par le Sénat, mais jamais inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée. S’en suivent quatre années de va-et-vient, entre gouvernement et Parlement, gauche et droite, Sénat et Assemblée, qui ne conduiront qu’à reporter et, finalement, enterrer le projet.
Début 2013, la garde des sceaux, Christiane Taubira, reprend la main sur le dossier, en vue de présenter un projet de loi relatif à la responsabilité civile environnementale. Elle charge alors un groupe de travail, présidé par le professeur de droit Yves Jégouzo, de préparer cette réforme qu’elle veut historique. Un an plus tard, en septembre 2013, ce dernier formule dix propositions ambitieuses afin, entre autres, de créer un régime de réparation du dommage environnemental dans le code civil et d’ouvrir l’action en réparation à l’Etat, aux collectivités ou encore aux associations.
Mais voilà, le rapport reste lettre morte. La ministre de la justice annonce le projet de loi pour la fin 2013, puis de nouveau en février 2015, à l’occasion du colloque organisé par Le Monde sur la criminalité écologique. En novembre dernier, Christiane Taubira finit par reconnaître qu’elle ne parvient pas à inscrire le texte à l’ordre du jour du Parlement, et demande aux députés de reprendre la main. De nouvelles auditions sont lancées. Retour à la case départ.
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Comment expliquer une telle inertie ? Clairement, le texte, s’il a toujours fait l’objet d’un soutien gouvernemental, n’est pas une priorité. La nécessité de collaboration entre les deux ministères concernés – la justice et l’écologie – a sans doute également joué. « Une partie du blocage est-elle liée à la création d’un fonds d’indemnisation, qui aurait un coût pour les finances de l’Etat ? », interroge Laurent Neyret, juriste spécialisé dans le droit de l’environnement, qui a contribué au rapport Jégouzo.
« J’ai voulu relancer le débat, explique aujourd’hui Bruno Retailleau, à l’origine de l’article 2 bis du projet de loi sur la biodiversité. Le principe a certes besoin d’être complété, mais maintenant, c’est une question de choix politiques. Le gouvernement a toutes les cartes en main, il doit trancher. »
« Contraintes à l’activité économique »
« L’article sur le préjudice écologique est un grand pas en avant, qui fait entrer l’environnement dans le code civil, même s’il reste à parfaire, juge Laurent Neyret. Il faudra préciser qui peut demander des réparations, et à qui et quoi va servir l’argent en cas de condamnation. Reste également la question de l’articulation entre le code civil et le code de l’environnement. » Ce dernier reconnaît en effet la responsabilité environnementale depuis une loi de 2008. Mais ses modalités d’application sont plus restreintes. Avocat en droit de l’environnement, Arnaud Gossement est plus circonspect. « L’avant-projet de loi de Mme Taubira constituait une base juridique beaucoup plus solide pour conforter la jurisprudence de l’Erika, analyse-t-il. Il manque une définition claire du préjudice écologique. »
En dépit de ses contours encore flous, la réapparition du préjudice écologique inquiète les industriels. « Nous ne sommes pas opposés au principe du pollueur-payeur, explique un porte-parole du Medef. Ce qui pose problème, c’est son inscription dans le code civil. Cela va créer des risques juridiques pour les entreprises, les dommages à l’environnement étant mal définis. » Au final, ajoute-t-il, « il n’est pas sûr que la loi aide à protégerla nature, mais il est certain qu’elle va ajouter des contraintes à l’activité économique ».
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Les ONG se félicitent au contraire. « C’est une première victoire », se réjouit le directeur de WWF-France, Pascal Canfin. Pour autant, il redoute que « les pressions des lobbys » s’exercent lors de la seconde lecture : « Les entreprises, qui s’étaient peu mobilisées jusqu’à présent contre un projet de loi plutôt vague sur le préjudice écologique, vont sans doute mener bataille à ce moment-là. »
Audrey Garric
Chef adjointe du service Planète/Sciences du Monde


Pierre Le Hir 

Journaliste au Monde
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