Notes festivalières : « Premiers Plans », Angers 2016

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

28° Festival « Premiers Plans » d’Angers

Du 12 au 31 janvier 2016

C’est maintenant une tradition : chaque année, La Nuit du Blogueur vous propose quelques notes à son retour du festival d’Angers. « Laboratoire » du jeune cinéma européen auquel il consacre sa programmation de compétition (courts et longs métrages), le festival « Premiers Plans » propose également de riches rétrospectives et hommages, et plusieurs thématiques. Un programme chargé donc – un peu trop parfois est-on tenté de dire –, qui rend difficiles les choix entre des séances nombreuses et dont l’ensemble peut sembler manquer de cohérence.

Malgré donc une programmation qui, en apparence, laissait craindre une certaine dispersion, de grandes tendances ont émergé : de Cavalier à Forman, des « rebelles » aux « migrants d’aujourd’hui », la jeunesse et la politique ont bien souvent formé le coeur de films forts assoiffés de liberté.

Le Repas dominical Copyright Sacrebleu Productions

Un certain état du jeune cinéma…

Les quelques films de la compétition qu’on a pu voir ont peiné à nous convaincre. Le long-métrage portugais Montanha (João Salaviza – sortie en France prévue pour le 4 mai 2016) témoigne d’un vrai regard de cinéaste – cadres longs et fixes, très construits – mais échoue à passer le cap du long-métrage. Partant d’un argument scénaristique finalement assez mince (un jeune adolescent élevé par son grand-père fait face à la mort annoncée de celui-ci et devient adulte malgré lui) qui aurait davantage bénéficié d’un format court, le film souffre de sa longueur mal adaptée au sujet et d’une mise en scène volontairement étouffante et lente qui a pour effet d’éjecter le spectateur du récit au lieu de l’y intégrer.

Du côté des courts-métrages, on a le sentiment tenace, après dix années passées au festival, de voir et revoir toujours les mêmes films, tant le travail esthétique des jeunes cinéastes européens est similaire, reproduisant, d’un projet à l’autre, les mêmes tics formels. La manie du refus du pied de caméra – la faire trembloter sans raison sur les plans fixes doit paraître astucieux à ces cinéastes – a semble-t-il encore de beaux jours devant elle. Si ces mêmes cinéastes refusent les pieds, ils préfèrent visiblement utiliser leur budget pour faire s’envoler leur caméra à bord d’un drone. Formidable outil de mise en scène, le drone reste pour le moment assez mal exploité dans ces premiers films, où les plans d’ensemble « géographiques » n’ont qu’un intérêt très limité, et qu’on peut soupçonner de simples pauses prétentieuses.

Les sujets abordés – sur ces quelques films qu’on a pu voir cette année, et quelques autres vus les années précédentes – sont eux aussi assez répétitifs, tentant de faire le portrait d’une jeunesse contemporaine oisive qui souffre de la comparaison avec ses aînés des années 1960-1970, à l’honneur chez Forman qui en souligne, j’y reviendrai, l’élan vital et la course à la liberté. Reconnaissons-le : il existe un manque certain d’audace sociale et politique aujourd’hui, notamment dans la jeunesse désabusée voire indifférente de ces ternes années 2010. Ce vide narratif se double d’un abandon visiblement général de toute recherche formaliste. On est sacrément surpris de voir si peu d’inventivité esthétique dans des films ayant pourtant bénéficié d’un véritable budget, tandis qu’à l’heure d’une diffusion gratuite et potentiellement mondiale sur Internet, de jeunes cinéastes sans le sou savent déborder de créativité. La preuve, peut-être, que ce n’est plus dans les circuits officiels qu’il faut chercher le cinéma de demain et un nouveau souffle de liberté, dans la forme et dans le ton, dont on aurait bien besoin.

Bien sûr, quelques premiers films récents sont tout de même parvenus à sortir du lot, y compris sur un sujet aussi glissant que celui de la jeunesse (on pense notamment aux Combattants de Thomas Cailliez). Surtout, il faut noter le dynamisme d’une production trop peu souvent commentée : celle du cinéma d’animation. Chaque année, les séances de « plans animés » offrent de beaux films où l’on remarque, cette fois, une plus importante recherche d’originalité, et qui nous rappellent la grande créativité de ce milieu de l’animation. Citons, cette année, un court-métrage polonais (Druciane Oprawki [Woolen Cogwheels], Bartosz Kedzierski) en stop-motion volume. Mettant en scène un couple de personnes âgées attachantes, le film parvient, en fort peu de temps (14 minutes), à changer radicalement de ton pour aborder les frustrations et les manques de ces deux êtres en fin de vie.

On retiendra surtout Le Repas dominical, de Céline Devaux, court-métrage qui a déjà fait la tournée des festivals (notamment Cannes en mai dernier) et qui vient d’être nominé aux César. Dans ce film de 14 minutes où l’on retrouve en voix off Vincent Macaigne, tordant, et à la musique Flavien Berger, il est question de l’habituel repas de famille du dimanche. Un non-événement que nous connaissons tous bien… Mais Céline Devaux en fait voir le feuilleté de sens, fouillant dans les strates des discours, décortiquant ce que cache une réflexion anodine. Le film suit le regard que porte sur sa famille Jean, le personnage principal. Comme lui (avec la gueule de bois donc), le spectateur voit défiler, sortes de fantasmes volontiers délirants, les images de ces réalités familiales, si banales, si touchantes – et drôles aussi. Voilà un court film d’animation inventif, téméraire et fort revigorant, qui témoigne d’un grand travail de dessin et de montage. Une réalisatrice à suivre donc.

If…

Aux armes, (jeunes) citoyens !

Le Festival d’Angers étant consacré aux premiers films européens, il est habituel d’y voir des figures jeunes et des thématiques d’actualité. Cette année, ce fut plus particulièrement le cas, en raison de la présence au programme d’un cinéaste, Miloš Forman, dont la filmographie est pleine de personnages souvent jeunes, marginaux – rebelles. Rebelles, c’était aussi l’une des thématiques du festival qui proposait donc un certain nombre de films d’où ces figures émergent.

De Miloš Forman, on connaît surtout ses films américains : ayant quitté la Tchécoslovaquie avec Ivan Passer, Forman rencontre un succès critique et public mondial avec Vol au-dessus d’un nid de coucou en 1975. S’en suivent de nombreux films, notamment sa série de biopics (Amadeus – 1984, Larry Flynt – 1996, et Man on the moon – 1999) qui dressent le portrait de personnalités géniales et exubérantes, formidables mais parfois agaçantes. A le revoir en ce début d’année 2016, le film consacré à Larry Flynt, magnat de la pornographie avec son fameux magazine Hustler et dont les frasques judiciaires ouvrirent la voie à une plus grande liberté d’expression aux Etats-Unis, surprend par l’actualité de ces thématiques libérales, surtout en matière de protection de la presse.

La liberté, c’est l’un des sujets les plus récurrents de ce cinéaste dont on a pu, grâce au festival, découvrir ou redécouvrir les premiers films tchèques, véritable « Nouvelle Vague » de l’Est, avec ses jeunes gens amoureux et ses twists enflammés (L’As de pique – 1964, Les Amours d’une Blonde – 1965). Surtout, il y a dans ces premiers films de Forman, une puissance politique qui n’a pas perdu aujourd’hui de sa force, tant l’on perçoit encore le sous-texte de certaines situations : la surveillance, la méfiance, l’interrogatoire sont au coeur du travail et même de la vie de famille dans L’As de pique ; la bassesse humaine est moquée et surtout dénoncée dans Au feu les pompiers ! (1967).

Ce souci porté à la jeunesse et aux revendications de liberté, Forman ne l’a pas oublié en traversant l’Atlantique : il faut voir Taking Off (1971), portrait hilarant mais aussi cynique d’une Amérique où les enfants s’abandonnent à un mouvement hippie de plus en plus vidé de sens et où les parents – les véritables protagonistes du film – laissent éclater leurs frustrations. Le film comporte une séquence d’anthologie qui, on suppose, justifie encore dans l’esprit des censeurs l’interdiction du film aux moins de douze ans : une leçon, prodiguée à des parents bourgeois et coincés, sur la consommation, étape par étape, de cannabis. Une séquence hilarante, comme bon nombre de films de Forman qui est aussi, donc, un très bon metteur en scène de comédie : son cinéma regorge ainsi de séquences où l’humour est purement visuel, quand il s’agit de suivre les tentatives (ratées) de drague en plein bal (L’As de pique, Les Amours d’une Blonde) ou le rituel anti-tabac du père dans Taking Off ; et aussi de dialogues puissants et encore iconiques aujourd’hui (la répétition de « Ahoj » (« Salut ») dans L’As de pique).

Cinéaste à (re)découvrir donc, que ce Miloš Forman qu’on connaît finalement assez peu, et dont la filmographie mérite vraiment d’être revue en entier, tant on remarque cette permanence de la jeunesse et de ses frustrations, des héros marginaux et aimant à défier l’autorité.

Ces sujets, ce sont aussi ceux qu’abordaient bien d’autres films de la programmation d’Angers cette année. Outre la rétrospective Forman, le festival proposait une rétrospective Alain Cavalier, grand cinéaste souvent programmé au festival d’ailleurs, et dont on a pu découvrir des films de sa période  »commerciale », avant le basculement dans la radicalité formelle, plus connue. Mise à sac (1967) est certes un film de genre qui suit les conventions du cinéma, loin des tentatives de la Nouvelle Vague que ne suivit alors pas Cavalier, mais ce film de braquage est bien aux prises avec son époque, et il en dresse un tableau quelque peu cynique : tout le système étant semble-t-il gouverné par l’argent, les questions morales ne se posent jamais, et les braqueurs, sans s’embarrasser de jugement éthique ni de justification politique, peuvent mettre à sac la bien nommée ville de « Servage », à l’entrée de laquelle un tag prévient : « Ici finit la liberté ».

Cet esprit de rébellion – des personnages mais aussi du cinéma lui-même –, on le retrouve bien sûr dans un film comme Monika (Bergman, 1953) dont le fameux regard caméra d’une femme énigmatique et condamnable a hanté bon nombre de cinéastes et a offert au cinéma de l’après-guerre une porte d’entrée vers sa « modernité ». Quinze ans plus tard, c’est une autre Nouvelle Vague  (Nouvelles Vagues européennes décidément très présentes cette année, comme quoi ce sont encore elles qui portent la rébellion de la jeunesse sur les écrans le plus significativement), celle du cinéma anglais, le Free Cinema (Loach, Frears…), qui nous donne à voir un film tout entier consacré à la démolition des autorités.

Ainsi dans If… (Anderson, 1968), tourné en 1967, ce sont les trois piliers de l’autorité – école, armée, Eglise – qui sont mis à mal par une jeunesse frustrée qui en fantasme la destruction. Lindsay Anderson déconstruit (à défaut de le détruire tout à fait) aussi le cinéma : son film sait brouiller les repères de son spectateur, constamment baladé entre réalité et fantasme, couleurs et noir et blanc, charme tranquille du cadre traditionnel anglais et violence d’une autorité surannée, ridicule et hypocrite. Spectateur baladé donc, mais faussement conduit par des cartons qui semblent vouloir organiser le film selon des catégories que le montage vient faire exploser par la suite. Un film fort donc, d’où ressort Malcom McDowell, auquel on attribue donc déjà des rôles quelque peu dérangés, et ce avant sa rencontre avec Kubrick pour Orange mécanique.

Pour finir ce tour d’horizon des rébellions angevines de 2016, on peut évoquer rapidement le choix d’une programmation consacrée aux « Migrants d’aujourd’hui », dont la portée sociale et politique est évidemment conséquente. Illégal, de Olivier Masset-Depasse (2010), propose, à travers une fiction, une plongée percutante dans un centre de rétention (belge, en l’occurrence) et dans un système violent qui opère de nombreux chantages et pressions déshumanisantes. Pour passer de l’enquête documentaire à une fiction plus pédagogique, Masset-Depasse a imaginé un personnage intéressant de par ses ambiguïtés : cette femme russe illégalement immigrée en Belgique avec son fils constitue une figure idéale pour donner à voir la complexité de la situation, morale mais aussi judiciaire, des migrants. Loin d’être irréprochable – de la même façon que tous les geôliers ne sont pas des salauds –, Tania est simplement une mère soucieuse de protéger son fils, une femme qui ne prend pas toujours les bonnes décisions. Un être humain donc, avec ses habituelles erreurs et ses faiblesses – mais que le système refuse de lui pardonner.

Le film gagne le spectateur à sa cause grâce à cette subtilité-là, malheureusement plombée par un choix de mise en scène « en immersion » (caméra au poing) qui, sans être injustifié, n’en reste pas moins une solution facile. Surtout, le film n’échappe pas à la tentation pontifiante, notamment à la fin, où les pires clichés s’accumulent jusqu’à atteindre un pathos ridicule et contre-productif pour ce film militant. De belles intentions ne font pas un grand film.

Jar City Copyright Memento Films

Le bonus venu du froid : cinéma d’Islande

Au milieu de la riche programmation du festival, ceux qui voulaient se dépayser pouvaient profiter d’un panorama consacré au cinéma islandais. Ce cinéma, qui est parvenu à se faire une place dans les circuits internationaux depuis une dizaine d’années, a pour lui la particularité de son identité, marquée par un humour noir volontiers absurde et décalé, et des décors qui alternent entre la carte postale sauvage et rêche (les grands espaces vides d’individus) et la mélancolie d’une grande ville presque sévère.

C’est d’ailleurs dans cette ville que se déroule l’un des premiers films à avoir imposé la tonalité islandaise : Hlynur, le « héros » de 101 Reykjavík (Kormákur, 2000),  trentenaire désoeuvré, immature et irresponsable note bien que « la seule raison pour laquelle les gens vivent ici, c’est parce qu’ils y sont nés ». Il n’y a pas, dans ce cinéma, de tentative de séduction touristique : le film de Kormákur fait de la capitale islandaise le miroir de Hlynur. Elle est comme figée dans une nuit enneigée éternelle, tandis que Hlynur peine à devenir adulte. Le film a les défauts de la première réalisation et du film générationnel – il est quelque peu poseur – mais il témoigne d’un vrai travail de construction, à l’écriture comme au montage, qui donne lieu à de belles surprises (tant scénaristiques que formelles). Un portrait efficace d’un personnage souvent exaspérant, mais aussi très attachant.

Le même réalisateur a adapté huit ans plus tard un polar d’Arnaldur Indridason, best-seller typique du succès que rencontre actuellement la littérature policière nordique. Dans Jar City, film bien moins enjoué que 101 Reykjavík, Kormákur explore, avec son enquêteur, les problématiques de la paternité, de la filiation et de la transmission – des sujets qui conditionnent l’existence, passée et présente (l’enquête de 2008 fait remonter l’affaire aux années 1970), des personnages (un père dont la petite fille est décédée ; un autre dont la fille est droguée ; des pères violeurs ; des mères suicidées…) mais aussi des Islandais de façon générale. Cette « cité des jarres », c’est un centre de recherche génétique sur la population islandaise, pour laquelle la moindre maladie génétique peut s’avérer cataclysmique. Dans une ambiance glauque à souhait, l’enquête explore intelligemment ces sujets complexes, que le film complique davantage encore par un montage qui cherche à perdre savamment son spectateur, pour mieux retomber sur ses pieds.

Voilà donc un film poisseux comme ses décors, mais qui ne manque pas d’humour, comme souvent dans ce cinéma islandais dont il faudra suivre les nouveautés (voir à ce sujet notre article sur Des Chevaux et des Hommes (B. Erlingsson, 2013), également programmé à Angers cette année). L’un des enquêteurs, découvrant la scène du crime, s’exclame ainsi : « C’est un meurtre typiquement islandais : bordélique et sans intérêt ».

Bordélique, le cinéma islandais l’est peut-être, mais à bon escient. Sans intérêt ? Certainement pas.

Alice Letoulat