Avoir moins de 30 ans et lancer sa marque de cosmétiques en Afrique: le cas « Bold Make Up ».

Publié le 10 février 2016 par Maybachcarter

Depuis que j’ai commencé mon activité de consultante, il ne se passe pas un mois sans que je ne reçoive de demande de conseils liée au secteur des cosmétiques en Afrique. Le profil est assez souvent le même: une jeune femme en dessous des 30 ans, issue de la diaspora, qui souhaite monter une gamme de produits de maquillage à destination de l’Afrique subsaharienne. Soit il s’agit d’un projet qui a eu le temps d’arriver à maturité au fil des années, soit l’idée s’est imposée d’elle-même à cause d’une anecdote (généralement la jeune femme en question s’est retrouvée dans une situation où elle n’a pas pu trouver un produit correspondant à ses besoins). On le dit assez souvent, la vocation première d’un entrepreneur naît d’une frustration qui le/la pousse à vouloir répondre à une demande mal comblée par les grandes entreprises. Dans ce cas précis, bien que les mastodontes de l’industrie de la beauté comme L’Oreal commencent à prendre la région au sud du Sahara un peu plus au sérieux, l’offre reste encore problématique à cause de nombreux facteurs parmi lesquels la contrefaçon, la distribution, le pricing par rapport au pouvoir d’achat moyen, la corruption douanière et bien sûr, l’inadéquation des produits avec les caractéristiques cutanées, capillaires et culturelles des femmes africaines. Et ne parlons même pas de l’hétérogénéité de ces femmes, justement. On ne vend pas un rouge à lèvres flashy au Nigeria comme on le vendrait au Burkina Faso, par exemple.

Au vu donc de la récurrence avec laquelle je reçois des mails à ce sujet ou que j’ai à conseiller des entrepreneures qui souhaitent se lancer là dedans, je me suis dit qu’il faudrait faire une sorte de « Business Case » sur quelqu’un qui se serait déjà jeté à l’eau et aborder les questions qui reviennent le plus souvent. Cela tombe bien, la marque « BOLD Make Up » a fait son lancement au Cameroun au mois de décembre 2015.

Visuels léchés, communication fortement digitale, événementiel innovant et de niche… Le moins que l’on puisse dire, c’est que la marque a très vite marqué son territoire et affirmé son positionnement d’entrée de jeu. J’ai donc longuement échangé avec Ange, la jeune camerounaise à l’origine de la marque, ainsi que sur Le Beauty Bar, lieu de vente qu’elle a ouvert en parallèle avec ses associées.

Le Beauty Bar

Pour faciliter la lecture, j’ai organisé la conversation sous forme de notes afin d’aller à l’essentiel, accompagnées parfois de mes commentaires que je mettrai entre parenthèses.

I – PHASE DE PRE-LANCEMENT.

- Secteur: Beauté et Cosmétiques

Zone géographique de vente: Cameroun (Afrique Centrale)

- Date de lancement de l’activité: Bold MakeUp a été lancé le 17 décembre 2015 à Douala, et le Beauty Bar a ouvert ses portes dans la même ville deux jours plus tard, soit le 19 décembre.

- Nombre d’associés: 3

Audrey Mouangue et Ange Mbayen, co-fondatrices de Bold Make Up et et Le Beauty Bar

- Profil des associés:

Ange Mbayen est âgée de 27 ans, et directrice générale de BOLD Make Up. Elle a été scolarisée pendant l’école primaire et une partie du secondaire au Cameroun, puis en France où elle a obtenu son baccalauréat général, suivi d’un Master 2 en Finance à l’école EBS et d’un Master Spécialisé en « Luxury Brand management » à l’INSEEC. Elle a travaillé chez PUBLICIS, ainsi que chez Luxe Corp, une entité dédiée au business du luxe et basée à Paris.

Isma Henani, Directrice Commerciale de BOLD Make Up et originaire d’Algérie, a travaillé chez L’Oréal et travaille maintenant chez Revlon.

Audrey Mouangue, Directrice Artistique de BOLD Make Up et originaire du Cameroun, détient un CAP Esthétique. Elle a travaillé comme maquilleuse chez MAC Cosmetics en France pendant deux ans, puis chez Make Up Forever.

- Idée initiale du projet:

Ange raconte: « J’étais en vacances à Douala et j’avais oublié ma trousse de maquillage à Paris. Je me suis rendue dans une des principales boutiques de cosmétiques de la ville, recommandée par mon entourage. Une fois sur place, le lieu était correct mais l’offre et surtout les conseillères de vente étaient de qualité à peine passable. Une fois de retour à Paris, avec une amie, nous avons commencé à réfléchir au projet que nous pourrions monter puisque nous étions en recherche d’emploi. C’est comme ça que m’est venue l’idée de créer BOLD MAKE UP. Le Beauty Bar a suivi parce que nous nous rendions compte que pour le lancement, notre gamme ne serait pas complète et par ailleurs, il y avait une offre quasi inexistante sur le marché camerounais en termes de Concept Store dédié au maquillage ».

II – PHASE DE REALISATION.

- Temps de mise en route du projet: Entre la phase de conception et de lancement officiel, il s’est écoulé 6 mois.

Etude de marché: Elle n’a pas été externalisée mais a été réalisée exclusivement par les porteuses du projet à la fois via internet et sous forme d’étude quantitative via un questionnaire (majoritairement diffusé auprès d’employées de grandes entreprises établies au Cameroun). Par ailleurs, un Focus Group a été mis également en place lors de l’étude. Les résultats de cette étude ont été ajoutés au Business Plan du projet, à destination notamment des investisseurs (plus de détails plus bas dans la partie « Financement »).

- Résultats de l’étude: Dans les grandes lignes, ce qui est ressorti de l’étude, c’est que les consommatrices camerounaises aiment se maquiller mais ne savent pas forcément comment s’y prendre, il y a donc une forte demande de cours d’apprentissage. Par ailleurs, en tant qu’acheteuses, elles sont très sceptiques par rapport aux produits commercialisés à cause de la contrefaçon. Cependant, Ange assure avoir observé un décalage entre les retours de l’étude dans lesquels les femmes interrogées semblaient mal s’y connaître en « maquillage poussé » (pose de faux cils etc)… et les retours en magasin, où les faux cils vendus au Beauty Bar ont été très rapidement en rupture de stock. Elle observe également une forte demande en matière de tatouage des sourcils dans le Pop Up Store, chose qui semblait pourtant ne pas être très connue par les consommatrices d’après son étude de marché.

- Concurrence: Selon Ange, il n’y a pas de marque camerounaise locale/nationale qui s’aligne sur les codes et la qualité de BOLD MakeUp, mais elle pense qu’une concurrence à échelle régionale – notamment au Nigéria – est très plausible.

- Stratégie Produit: Suite à l’étude, les trois associées ont décidé de se focaliser en priorité sur le teint et les lèvres pour le lancement de la marque. Les crayons, mascaras et Eyeliners ont été mis de côté car les consommatrices ne semblaient pas vouloir investir dans ces produits en priorité.

- Positionnement et Pricing: Ange évoque un positionnement moyenne gamme mais accessible ou dans ses termes, « de la qualité à prix abordables« . La moyenne de prix des produits est comme qui suit: les fonds de teint crème sont à 18500FCFA l’unité et à 17000FCFA pour les fonds de teint liquide. Les poudres libres sont vendues à 13000FCFA et les poudres compactes à 18500FCFA.

- Innovation: Le packaging des produits permet à la cliente de recharger le même produit si elle souhaite le racheter (un godet ou un flacon plastique pour le fond de teint liquide). En procédant de cette manière, la cliente peut acheter une première fois un fond de teint à 18500FCFA et le recharger pour 13.500FCFA, soit une économie de 5000FCFA. Selon les produits, le système de recharge peut permettre d’économiser jusqu’à 40% sur le prix par rapport au rachat du même produit neuf. (Cela permet également à la marque de faire des économies sur les commandes de packaging produit).

Lieu de fabrication: Une des associées du projet a fait jouer ses contacts et elles ont essayé plusieurs fabricants français avant de choisir celui avec lequel BOLD MakeUp travaille actuellement et qui se trouve dans le sud de la France.

Importation des produits depuis le lieu de fabrication: Ange évoque la taxation « astronomique » des produits de cosmétiques importés à la douane camerounaise. Outre mesure, les produits BOLD Make Up sont acheminés depuis la France par fret aérien.

 – Distribution: La marque BOLD MakeUp est pour le moment principalement vendue au sein du Beauty Bar. La marque ambitionne de rester uniquement en réseau de distribution sélective, avec un choix de boutiques partenaires encore à l’étude, notamment pour la ville de Yaoundé, capitale politique du pays. Par ailleurs, le Beauty Bar devait ouvrir au sein du centre commercial L’ATRIUM de Douala, mais les travaux des parties communes du centre n’étant pas encore terminés, les porteuses du projet ont dû se résoudre à l’ouvrir ailleurs en attendant. Ange évoque un pas de porte au prix assez élevé, d’ailleurs. Pour ce qui est de la vente en ligne, elle ne devrait pas être immédiate, un déploiement terrain étant largement favorisé pour le moment.

- Financement: Chaque associée a fait un apport personnel dans le financement du projet. A cela s’ajoute des fonds apportés par des investisseurs qu’Ange désigne comme étant des « actionnaires silencieux », qu’il a notamment fallu convaincre à l’aide d’un business plan axé sur les projections financières du marché africain d’une part, et le fait que le segment du makeup soit encore majoritairement inexploité à l’inverse du segment capillaire, par exemple. D’autre part, Ange recommande de prévoir entre 20.000 et 30.000€ comme capital nécessaire pour être opérationnel dans de bonnes conditions si vous souhaitez lancer votre marque sur le continent.

III – PHASE DE LANCEMENT.

- Communication: BOLD MakeUp a réalisé sa première campagne à Paris, puis confié une partie de sa communication au Cameroun à l’agence OSS. Pour le lancement, la marque s’est appuyée à la fois sur de l’affichage Outdoor, sur les réseaux sociaux, les influenceurs et sur l’événementiel.

Un exemple d’activation digitale: pour palier à leur méconnaissance des acteurs du milieu mode et beauté au Cameroun, les associées ont lancé un concours sur Facebook afin de pouvoir recruter une équipe créative (Mannequins, Photographe, Styliste…) qui participeraient à la réalisation de leur deuxième campagne digitale.

- Evénementiel: Après le lancement du 17 décembre 2015, la marque a organisé « Beauty Bubbles & Dating« , un événement qui a eu lieu au mois de janvier 2016 au sein de son Beauty Bar, afin d’attirer une clientèle « qui ne serait pas nécessairement venue d’elle-même« , d’après les propos d’Ange. Cet événement s’inscrit dans la volonté de faire du Beauty Bar un lieu chic et branché et en corollaire, faire de Bold MakeUp une marque « cool » et « décalée ».

Toujours dans cette même optique, des stands BOLD MakeUp ont été installés courant décembre dans les toilettes pour femmes de différentes boîtes de nuit très fréquentées de Douala. Objectif initial: toucher directement la cible et faire du Brand Awareness (faire connaître la marque), sans oublier d’inciter les filles approchées à se rendre en magasin en leur remettant des bons de réduction à hauteur de -10%.

- Retours Clientèle: Deux mois après le lancement, Ange note que les produits Lèvres marchent très bien. Les coloris classiques sont aussi demandés que les coloris considérés comme « Flashy » et très voyants, notamment la gamme de chez LA GIRL, marque également commercialisée au Beauty Bar.

Côté teint par contre, les produits sont moins demandés car « les clientes ont du mal à changer leurs habitudes« . D’après Ange, les consommatrices sont très fidèles à leurs fonds de teint, principalement MAC, Mary Kay ou BlackUp, et sont donc plus difficiles à convertir.

Rouge à lèvres MARGAUX

- Les Best Sellers: En matière de produits Lèvres chez Bold MakeUp, c’est le rouge à lèvres « Margaux » (colori Bordeau Foncé), le « Bissap » et le « Madame B » (couleur prune) qui se vendent le mieux. Côte teint, sur les 8 teintes à destination des peaux noires et métissées, c’est la Poudre Café Latte qui semble avoir les faveurs de la majorité des acheteuses.

 ———————————————————— Mon commentaire: En marge de tout ce qui a été dit, je voulais rapidement revenir sur 3 des nombreux points sur lesquels la majorité des marques dédiées à la beauté pèche au Cameroun. Premier point: l’importance de la pédagogie. Pour m’être rendue au Cameroun afin de réaliser une étude de marché dans l’optique d’ouvrir un Beauty/Nail Bar y a 3 ans (voir l’article que j’ai fait sur le sujet ici), je rejoins plusieurs observations d’Ange, notamment sur la question de la pédagogie auprès de la clientèle. Le fait est qu’aujourd’hui, les tendances Make Up vont aussi vite que les tendances Mode. Et à la différence de la mode qui ne nécessite pas un savoir-faire technique, le maquillage lui, demande de la pratique. Bien qu’internet ait révolutionné l’acquisition et le partage d’informations sur le sujet, toujours est-il que le contouring ou se faire les sourcils au pinceau, ça ne coule pas encore de source. Encore moins dans des contrées où aller regarder un Tuto maquillage sur Youtube n’est pas encore un réflexe, et où les femmes se mettent en moyenne au maquillage assez tard (à cause des règlements intérieurs des établissements scolaires, des clichés associés au maquillage chez les adolescentes etc…). Du coup, beaucoup de femmes apprennent à se maquiller à tâtons, ne savent pas choisir les produits qui correspondent à leur type de peau ou à leur carnation. Ce qui explique, comme me disait Ange, que certaines aient toujours une teinte du visage différente de celle du cou parce qu’elles ont acheté un fond de teint un à deux fois plus clair que leur carnation réelle. Tout cela pour dire qu’il faut vraiment mettre l’accent sur le conseil client car nos marchés africains sont certes gourmands et prometteurs dans le secteur, mais une éducation de la clientèle en magasin doit se faire.. et d’ailleurs, pas qu’en magasin.Cela doit aussi se décliner dans le discours de la marque, dans le ton et l’approche. Je ne dis pas de parler aux consommatrices comme à des petites filles de 5 ans, les infantiliser serait contre-productif. Il s’agit plutôt de bien intégrer que la pose de faux cils et toute la culture du « Do It Yourself » qu’Internet a popularisé en Occident n’est pas encore très répandue en Afrique subsaharienne. Cela a donc forcément une incidence sur le comportement de l’acheteuse. Les vendeuses doivent donc être formées dans ce sens, en plus de bien intégrer les éléments les plus basiques du service-client que sont la politesse, le sourire et la disponibilité. Deuxième point, qui serait en vérité mon premier: la direction artistique. S’il y a bien UN domaine dans lequel la qualité des campagnes et des packshots produits est essentielle, c’est bien celui de la beauté. Une marque de cosmétiques fait une promesse à la cible qu’elle vise, et le meilleur moyen de crédibiliser cette promesse (ne plus avoir de boutons, avoir un teint uni, paraître plus belle etc), c’est bien de rendre à la fois son égérie et son produit désirables. OR, il y a une négligence incroyable dans ce domaine. On prétexte très souvent le manque de moyens, mais pour ma part, sacrifier la qualité visuelle de sa marque de cosmétiques, c’est déjà brader le potentiel de celle-ci. Après les coûts de fabrication, ceux de la communication et du marketing sont les plus importants. Vouloir faire des économies de bout de chandelle sur un tel poste de dépenses me semble irrationnel. Dernier point: affirmer/assumer son positionnement. L’année dernière, j’ai beaucoup regardé JAMBO, le talk show (ou devrais-je dire l’émission de télé-achat) la plus suivie du Cameroun. J’ai donc vu passer beaucoup de publicités et de représentants de marques d’hygiène et beauté qui venaient promouvoir le dernier lait/défrisant de leur gamme.. et le moins que l’on puisse dire, c’est que j’étais confuse. Pour donner un exemple sans citer de noms, la marque X va se définir et se vendre comme une « crème de luxe ». Elle choisira une charte graphique un tant soit peu épurée, et un naming qui évoque effectivement le rêve, le luxe etc.. Niveau tarifs, elle va se vendre entre 2000 et 5000FCFA plus chère que la moyenne sur le même segment. Elle ira même jusqu’à faire en sorte d’être exclusivement distribuée en pharmacie (un gage de qualité et de crédibilité pour les consommatrices)… et puis on va retrouver cette marque associée à des événements destinés aux couches les moins favorisées. Ou pire lorsque la dite marque décide de dévaluer son prix de vente tous les 4 matins. Le choix du positionnement est un maillon ESSENTIEL de la stratégie. On peut bien sûr repositionner une marque si elle est vieillissante, plus en phase avec son époque ou encore quand elle n’est plus rentable et qu’il faut s’appuyer sur d’autres relais de croissance. Mais on ne peut pas se promouvoir comme une Ferrari pour ensuite aller se mélanger à des vélos, cela n’a pas de sens. Même si la clientèle cosmétiques camerounaise n’a pas le plus sexy des pouvoirs d’achat sur le continent, il est important pour une marque dans ce secteur de s’en tenir à ses propres codes, peu importe la conjoncture économique ou la force de frappe du dernier entrant sur le marché. Sinon, j’espère que cet article servira à celles qui sont tentées par l’aventure de se lancer, au Cameroun ou dans d’autres pays africains. Je remercie Ange pour sa transparence sur ce retour d’expérience et je lui souhaite, ainsi qu’à toute son équipe, un plein succès avec Bold Make Up et Le Beauty Bar. Pour plus d’informations, vous pouvez retrouver la marque sur son site internet, sa page Facebook (+ la page Facebook du Beauty Bar) et son compte Instagram. Vous pouvez également vous rendre au Beauty Bar, situé au sein du Carré des artistes au quartier Bonapriso à Douala, au niveau de la sortie parking du supermarché Casino.