La littérature, c’est donc les histoires qu’elle se raconte dans une langue « transparente et émotive », une phrase absolument non maternelle — des histoires que ses lecteurs projettent à partir de leurs lectures, celles que les écrivains attendent de leurs lecteurs, qui sont aussi leurs premiers personnages, celles enfin pour lesquelles Olivier Cadiot n’a plus de narrateur, plus de double, plus de Zouave, plus de héros qui raconteraient ce qu’elles pourraient bien se mettre à bricoler. Ego histoire ? Non, pas vraiment, tant ce « je » sort de lui-même, voyage masqué, interviewe l’autre, l’écoute, et prend vraiment ses aises lorsqu’il retrouve le « on ». L’historien tutoie le lecteur et l’élève qu’il reste, et ce malgré les livres publiés. Il est un Fabrice qui parcourt Waterloo, un enfant bataille et joue, et dont les petits soldats, patients, dessinent de nouveaux territoires : « Non merci, finalement on ne veut pas du général — on le colle à l’arrière, dans une tente installée en haut d’une colline. Salon recouvert d’un toit de toile, lit de fer Empire, tire-botte en argent, brosse à dents de marcassin à poignée de vermeil. On demande un héros plus léger. Sans galons. Il se présente en sifflotant. Mais dès le lendemain, on n’a plus envie de le suivre. Il parle trop. Il a des yeux trop rapprochés, ses oreilles sont pointues et agressives. Il n’a pas la bonne voix. Tu n’es pas un bon début. On ne commence pas un livre avec un type pareil. Attendons demain. »
Le tout donne un petit ouvrage portatif (et roboratif, et inventif, et drôle) que le prof, le lecteur, l’écrivain, l’étudiant, l’enquêteur, le héros, tous autant « tourbillons » et « compliqués », peuvent consulter en se laissant séduire par des entrées qui sont autant de courts chapitres plus souvent narratifs que discursifs. Titres énigmatiques (« Amicale des ortolans »), titres clin d’œil/trompe-l’œil (« Action directe »), citations plus ou moins détournées (« Quand dire c’est faire », « Lettre à un très jeune poète », « Andromaque, je pense à vous », « A lady vanishes », « Fabrique du pré »), onomatopées (« Vroum »), termes incongrus lancés à l’animal littéraire pour mieux le pêcher (« Squat », « IRM », « Zeus ») : autant d’invitations à raconter des histoires dans l’Histoire. Histoire, en tout cas, qui constitue l’occasion d’échapper à une certaine grisaille réactionnaire, pour approcher un monde éclairé dans le retard de son illumination (Ponge), monde voulu non par les seuls écrivains, mais aussi par les raconteurs, les scénaristes, les affabulateurs, les domestiques et les serviteurs, les naïfs, les ignorants, les innocents et quelques savants. « Révolutionnaire », cette méthode montre que le livre se fait d’attentes, d’improvisations, de gestation invisible et insondable, de chorégraphies, de courants d’air : en lui et par lui nous décollons d’avec nous-mêmes. Alors les choses, les objets, les idées s’émancipent, dansent, s’envolent. Nous sommes tous historiques et historiens, tous sujets et acteurs : des Robinson échoués mais debout sur une île déserte, des naufragés peut-être volontaires d’un Ancien monde qui tentons, à partir de cette vie, ici, aujourd’hui, avec les débris du vaisseau, mais aussi avec ce que la nature et l’océan offrent de matières vivantes (ce que les détails de l’expérience recèlent), d’édifier un Nouveau monde. Il est constitué de « trucs » et de chants, d’idées vivantes et imprimées qui sont de la même substance que les choses et les corps. Cette Histoire de la littérature récente, c’est le début d’une aventure pratique (d’autres tomes à venir…). Elle offre, entre autres, une série d’exercices et d’opérations agités, de réglages et de mises au point qui n’ont rien de définitif, rien de définitoire.
Anne Malaprade
Olivier Cadiot, Histoire de la littérature récente, POL, 2016, 186 p.