Réflexions postpascales

Publié le 06 avril 2016 par Sylvainrakotoarison

" Il m'arrive d'éprouver une sorte de stupeur à l'idée qu'il ait pu exister des "fous de Dieu", qui lui ont tout sacrifié, à commencer par leur raison. " (Emil Cioran, "Des Lames et des Saints").

Dans le petit village, c'était le jour de Pâques, le dimanche 27 mars 2016, en fin de matinée. Les cloches avaient sonné vers onze heures cinq et la messe avait commencé. La fête de Pâques, pour les chrétiens, c'est la plus importante des fêtes religieuses. Pas la fête du chocolat et des sucreries, des œufs, des poules, des poissons et des lapins, mais celle de la Résurrection de Jésus-Christ, c'est-à-dire du seul acte de foi que le christianisme demande à ses fidèles. Croire à la résurrection d'entre les morts, c'est surtout croire à la vie éternelle, croire qu'il y a une vie après la mort, ou plutôt, qu'il y a une vie après la vie, que cette vie d'outre-tombe a déjà commencé sur Terre et que chacun est appelé.
La joie pascale
Pâques clôt ainsi la période de quarante jours qui s'appelle le Carême, qui commence avec le mercredi des Cendres, rappel que l'être humain, comme tout autre être vivant, n'est que poussière, et qui se finit par la Semaine Sainte. Celle-ci commence par le dimanche des Rameaux, le Christ arrivant à Jérusalem et acclamé. Imaginons le meeting politique d'une personnalité très populaire et charismatique. Les rameaux d'olivier sont les signes pour honorer l'invité.
Puis cette presque descente aux Enfers, du moins, à la mort. Le Jeudi Saint, dernier repas avec ses disciples, la Cène, qui fut la première communion, la première eucharistie, et la nuit, cette peur terrible de mourir, cette sueur de sang, cette proximité à abandonner, à renoncer, ce caractère plus humain que divin. Enfin, le sinistre Vendredi Saint, la trahison de Judas, la lâcheté de Pierre (le premier pape), et la condamnation sans procès, le calvaire de porter la Croix puis la crucifixion. Le dernier souffle à quinze heures. Étranges jeux de mots. Sur cette Pierre, je bâtirai mon Église. Et je Croix.

Naturellement, l'annonce de la "bonne nouvelle", à savoir que "Christ est vivant" est essentiellement joyeuse. Elle signifie que le Christ était venu un peu pour nous racheter du péché originel, cette pseudo-pomme de la connaissance croquée avec insolence. Un peu à la manière des compagnies d'assurance ! Bien sûr, tout cela est imagé, il faut concevoir le Christ peut-être comme une sorte de vaccin. Dieu a créé les hommes et Dieu a créé les virus qui les tuent, et Il leur a envoyé le vaccin, leur Sauveur. Bon, c'est théologiquement bien plus compliqué bien sûr mais j'aime bien l'image du vaccin, même si le concept est très subtil et même assez compliqué.
La désolation terroriste
À cinquante mètres de l'église du petit village, on pouvait apercevoir les drapeaux tricolores mis en berne. Trois fois. Ceux de la mairie, ceux de l'école élémentaire, ceux du poste de police. Cinq jours auparavant, au moins 32 personnes avaient perdu la vie (et 340 avaient été blessées) dans les terrifiants attentats de Bruxelles.
Ce n'était pas le premier et hélas pas le dernier attentat islamiste dans le monde. Selon l'Université du Maryland qui tient une macabre base de données sur le terrorisme international, plus de 12 500 personnes ont été tuées (et plus de 13 000 blessées) au cours de 1 681 attentats commis par Daech dans le monde entre avril 2013 et novembre 2015.
Le même dimanche, mais on ne l'a su qu'un peu plus tard car le massacre a eu lieu un peu après midi et demi, heure de Paris, au moins 72 personnes (dont 29 enfants et principalement des femmes) ont perdu la vie et plus de 350 ont été blessées à l'entrée du parc Gulshan-e-Iqbal à Lahore, grande ville du Pakistan. Le kamikaze s'était placé près d'un manège d'enfants venus jouer après le pique-nique de Pâques. Les terroristes avaient visé les chrétiens pendant leur fête (mais ont tué une majorité de musulmans), car le gouvernement avait fait exécuter Mumtaz Qadri, qui avait assassiné le 4 janvier 2011 le gouverneur du Pendjab Salman Taseer, qui avait dénoncé la loi interdisant le blasphème promulguée en 1986 par le dictateur Zia Ul-Haq : " Toute remarque désobligeante à l'égard du Saint Prophète (...) à l'écrit ou à l'oral, ou par représentation visible, ou toute imputation ou insinuation, directe ou indirecte (...) sera punie de mort, ou d'emprisonnement à vie, et aussi passible d'une amende. " (article 295-C du code pénal pakistanais inséré par la loi Act, 111 of 1986).
Dieu et le mal
Cette juxtaposition du deuil et de la joie ne peut que faire réfléchir à la foi. En effet, selon les croyants, Dieu est tout puissant, Dieu est bon, et pourtant, le mal existe. Soit il n'est pas capable d'arrêter le mal, soit, il n'est pas bon et sert le mal. Cette incohérence encourage beaucoup de personnes justement à ne pas croire, ou à ne plus croire après la survenue d'un grand malheur dans leur vie.
Cette incohérence, Épicure l'avait déjà abordée à la manière d'un Grafcet ou d'un organigramme informatique : " Le mal existe, donc de deux choses l'une : ou Dieu le sait, ou il l'ignore. Dieu sait que le mal existe, il peut donc le supprimer mais il ne veut pas... Un tel Dieu serait cruel et pervers, donc inadmissible. Dieu sait que le mal existe, il veut le supprimer mais il ne peut le faire... Un tel Dieu serait impuissant, donc inadmissible. Dieu ne sait pas que le mal existe... Un tel Dieu serait aveugle et ignorant, donc inadmissible. ".
Voltaire était moins démonstratif : " La question du bien et du mal demeure un chaos indébrouillable pour ceux qui cherchent de bonne foi ; c'est un jeu d'esprit pour ceux qui disputent : ils sont des forçats qui jouent avec leurs chaînes. " ("Dictionnaire philosophique").
Hannah Arendt, elle, replaçait le mal uniquement sur le terrain des humains : " C'est dans le vide de la pensée que s'inscrit le mal. " ("Le Système totalitaire").
Le libre arbitre
Si cette réflexion sur Dieu et le mal est assez classique, la réponse des chrétiens est beaucoup moins évidente que la question : si le mal existe, c'est parce que Dieu, tout puissant et bon qu'il soit, a voulu laisser aux humains leur totale liberté. Même celle de faire le mal, même celle de s'opposer à lui, de ne pas croire en lui. Dieu masochiste ? Peut-être.
Pourtant, cette liberté est fondamentale. C'est elle qui conduit à ce que la page de l'avenir reste encore blanche : tant qu'une vie n'est pas encore vécue, tout est possible, le meilleur comme le pire. Rien n'est écrit. Pas même Dieu ne le sait !

Cette liberté engage l'homme. Elle lui commande aussi le principe de responsabilité. Pas de liberté sans assumer ses actes. Pas de liberté non plus en refusant la liberté aux autres. Cela nécessite donc la tolérance du vivre ensemble : la liberté de croire (ou ne pas croire), la liberté de circulation, la liberté d'expression, et bien sûr, la liberté d'entreprendre.
On aurait pu appeler cela " libéralisme" mais ce mot est galvaudé, vidé de ses sens historiques et même politiques (le libéralisme est gauchisme aux États-Unis et en France, étrangement, quasiment d'extrême droite !). Certains préféreraient à mauvais titre parler d'un "ultralibéralisme" ou d'un "néolibéralisme" mais que veut dire plus libre que libre ? c'est comme la lessive qui laverait plus blanc que blanc ?
Cette liberté, non seulement on la retrouve dans la devise de la République française (et d'autres pays d'ailleurs) mais aussi sur le fronton des églises construites il y a cent cinquante ans comme la basilique Saint-Denys qui abrite la tunique d'Argenteuil.

Or, cette liberté, comme on le voit, est fondatrice de la civilisation chrétienne. Elle est fondatrice et malgré la désaffection continue du christianisme, c'est bien elle qui a inspiré notre vie moderne et notre législation, et à commencer par les philosophes des Lumières du XVIII e siècle, qui s'en prenaient uniquement au cléricalisme de l'Église, à son pouvoir temporel qui n'avait pas lieu d'être. C'est elle qui a inspiré les droits de l'Homme, et en quelques sortes les démocraties.
Cela peut paraître paradoxal car en France, la République et la démocratie se sont forgées en résistance à la monarchie et à l'Église, mais probablement que l'Église de l'époque avait un peu oublié les prérequis du christianisme. C'est le pape Léon XIII qui, au contraire, a "autorisé" (le mot est très mauvais mais je n'en ai pas d'autre aussi précis) les chrétiens à accepter la République française et la démocratie (et pas seulement politique, également sociale).
Les nouveaux "fous de Dieu"
Il a fallu néanmoins attendre plusieurs années après la loi du 9 décembre 1905 sur la laïcité pour séparer complètement le temporel du spirituel et pacifier l'Église au sein de la République.
Aujourd'hui, les "fous de Dieu", selon l'expression de Cioran qui date de 1937, ne sont plus d'essence chrétienne mais d'essence musulmane. Ce sont des islamistes qui veulent terroriser tous ceux qui ne pensent pas comme eux, qui veulent asservir le monde selon des règles quasi-sectaires.
Et pour eux, le meilleur moyen de semer la terreur, c'est de semer la mort et la désolation, de massacrer les innocents, de décapiter, de brûler vif, de déchiqueter, de tuer et de tuer, au mépris de leur propre vie puisqu'ils méprisent la vie en général et la leur en particulier.

Or, s'il y a une leçon que le Christ a laissée aux humains il y a près de deux mille ans, c'est bien celle-ci : que la vie est un bien précieux et que celle-ci est comme l'Amour, elle n'est jamais acquise et il faut en permanence la nourrir, la chérir...
C'est cette espérance folle qui faisait que la joie régnait dans l'église de ce petit village, en même temps que les drapeaux tricolores restaient tristement en berne. Une espérance complètement folle : la vie l'emportera sur la mort.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (06 avril 2016)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
L'ostension de la tunique d'Argenteuil.
Le pape Formose.
La Passion.
Les attentats de Bruxelles.
La vie humaine.
Être vivant sur Terre.
La laïcité.
Le pape François à Washington.

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