Monologue d’un jeune homme addict aux jeux de grattage

Par Montaigne0860

Quand j'entre au bistrot, je vais droit à la caisse et sans saluer la patronne, dont tout le monde dit pourtant qu'elle est à la fois jolie et très maternelle, je montre du doigt les jeux à gratter. J'en achète cinq. Je les serre dans ma main et je file m'installer à la même table, tous les matins, je commande un café et je pose les tickets de la chance sur le coin de la table, je garde ma grosse patte dessus, j'attends le café. J'entends nettement mon cœur qui bat, je vois mes doigts qui tremblent, j'ai peur pour moi.
Ce qui me plaît, c'est la peur. La peur de la chance. Certains matins je pense à ma mère qui est partie vers le soleil, là-bas, loin, avec un marin. J'irais bien moi aussi, là-bas, mais j'ai l'impression que.... Pourtant je fais des efforts avec mes tickets à gratter.
L'odeur du petit noir me monte à la tête ; c'est âcre et doux, j'essaie une petite gorgée. Je repose la tasse, j'écoute un instant les conversations, je m'aperçois que je m'en fiche, que c'est du vent, qu'autre chose me hante. Lentement la présence des tickets à gratter me monte à la tête, ça me pénètre doucement la mémoire. Mais je retarde, je retarde.
Et si j'avais de la chance ? Une voix me dit : Et qu'est-ce que tu en ferais de ta chance ? T'as déjà eu de la chance ? Quand tu t'es marié, elle est partie. Et le boulot ? Le boulot c'est pas pour moi non plus... Un désert ; je n'y arrive pas, au bout de trois semaines je démissionne. Un désert, oui. Et quand tu es au bout du désert, tu fais quoi ? Tu bois. Je reprends une gorgée. Je n'ai toujours pas touché à mes tickets de la chance. J'ai peur.
Je sors ma lime, j'écarte avec mille précautions la tasse à café et je commence à me polir les ongles, j'adore ce moment où tout en me préparant le bout des doigts je rêve du bateau de ma mère, là-bas, loin, de l'écume qui bat contre la coque, tu sais maman je serais bien parti avec toi, la mer c'est vrai, l'horizon c'est vrai, là-bas tout est vrai, le lointain ouvre un avenir, c'est là-bas que la peur disparaît vraiment, tu sais maman, je t'aime, je t'ai aimée, et toi dis-moi, et toi ?
Tu étais ma chance, pourquoi tu es partie ? Devant la tasse de café, chaque jour, je refais ma chance, au fond du liquide noir qui tremblote dans ma main je revois ton visage, mon visage, preuve qu'on peut voir dans le noir, tu vois, c'est la preuve.
Je pose la lime à ongles, je suis prêt pour l'embarquement vers la chance. Ma main droite s'abat sur les tickets empilés au coin de la table. Je vais savoir si maman m'a aimé. Je pèse de toute ma paume sur mon espérance. Cinq tickets à gratter. Je les fais glisser doucement vers moi et mes ongles effilés commencent leur travail. Je gratte, je défais les cercles gris comme on se défait du brouillard d'autrefois, de cette incertitude. Mon cœur ne bat plus, c'est d'un calme, l'océan après la tempête.
Parfois je gagne et je suis raffermi dans l'idée que maman m'a aimé. Je sors triomphant, je ne partagerais ma joie pour rien au monde, la rue chante, la pluie me réjouit, je vois des arc-en-ciel.
Souvent je perds. En plein désarroi, j'erre longtemps par les rues, je me perds, oui, si je perds, maman, je me perds dans la ville, je me perds. Vers le soir, mâchonnant mon kebab, je me promets de recommencer le lendemain, car demain est un autre jour. C'était toi qui disais ça, maman, demain est un autre jour, tu avais raison, c'est vrai... tu avais raison.