Pour un musée des temps modernes

Publié le 21 avril 2016 par Aude Mathey @Culturecomblog

Luc Debraine

Décodage. A la fois sérieux et ludique, patrimonial et artistique, mais peu digital, Chaplin’s World, le musée Chaplin de Corsier-sur-Vevey, pose la question de l’évolution de ce type d’institutions culturelles.

Protéger, partager, étudier l’histoire et la créativité humaine ont toujours compté parmi les missions du musée. Vous savez, ce temple des muses où l’on accède en montant des marches, où l’on fait silence et l’on se recueille devant les chefs que sont les œuvres.
Longtemps, au moins depuis le XIXe siècle, ce sanctuaire profane n’a pas changé d’esprit ni de fonction. Mais le tourisme de masse (la fréquentation de la chapelle Sixtine a quadruplé depuis 1980) et l’arrivée des technologies numériques poussent à une remise en question de ce modèle.
«Le musée est en train de changer sous nos yeux, mais nous ne savons pas encore quelle direction il va prendre», admet le Neuchâtelois Marc-Olivier Wahler, ex-directeur du Palais de Tokyo à Paris, bientôt en charge du Broad Art Museum dans l’Etat américain du Michigan.
Un indice de cette volonté de changement est l’abandon progressif du mot «musée» au profit d’équivalents moins désuets, comme «pôle», «espace» ou «monde». Le nouveau musée d’entreprise de Nestlé, qui ouvrira en juin à Vevey, évite le mot au profit de «Nest», référence au nid, emblème de la multinationale et au patronyme du fondateur.
Immersion et storytelling
«L’expression «aller au musée» n’est plus guère engageante», admet Marie-France Meylan Krause, directrice du Site et Musée romains d’Avenches. Comme nombre de ses pairs dans le monde, cette responsable d’institution complète actuellement son offre réelle avec de la technologie virtuelle. Un film en 3D, une application pour smartphone et des dispositifs de réalité augmentée donnent désormais des informations moins revêches que des textes sur les murs. L’idée, comme partout, est ici d’interagir, d’immerger, de raconter des histoires, de vivre une expérience, de créer des émotions par le surgissement d’un monument tel qu’il était à l’époque romaine. Il faut, grâce aux pixels, redonner vie au passé, comme s’il était mort dans les musées.
Leur réalité, à ces vieilles choses, demande à être augmentée grâce à la magie numérique, propre à séduire de nouveaux publics, en particulier les plus jeunes. Ce sera le terrain d’expérimentation, mi-analogique mi-numérique, de l’un des pavillons du bâtiment culturel Under One Roof, qui ouvrira en fin d’année sur le site de l’EPFL. La scénographie du futur y sera testée grâce aux œuvres et à l’argent du mécène Jean Claude Gandur, lequel a essuyé un camouflet lors de la récente votation sur le Musée d’art et d’histoire de Genève.
Il sera intéressant de visiter ce laboratoire des musées de demain. Même s’il repose sur le présupposé d’une technologie toute-puissante, béquille salvatrice d’un genre désormais claudiquant. Voire grabataire sans l’intervention miraculeuse des algorithmes, prêts à séparer les eaux et à multiplier les pains pour épater la galerie.
Selfies encouragés
Or la muséographie d’avenir n’a pas obligatoirement besoin de cette interactivité numérique, casque sur la tête, smartphone en main. Bien sûr, et voici où nous mène ce petit parcours muséal, Chaplin’s World à Corsier-sur-Vevey conseillera à ses visiteurs d’avoir leur téléphone en main. Mais plutôt pour les engager à prendre des vidéos et photos, en particulier des selfies, ce genre à perches et à contorsions que n’aiment guère les musées traditionnels.
A l’évidence, faciliter ce geste apparemment trivial, c’est se placer dans la «basse culture» au détriment de la «haute culture» défendue par les institutions muséales. Dans lesquelles il est souvent interdit de photographier, non pas pour protéger les œuvres des flashs (prétexte fallacieux, ces éclairs étant trop brefs et trop faibles pour abîmer quoi que ce soit), mais pour affirmer un pouvoir: celui de l’institution sur ses hôtes de passage.
Chaplin’s World by Grévin, inauguré le 16 avril, est un drôle d’objet culturel. Pas un musée sérieux, ni un parc à thème, mais les deux à la fois. Une antinomie qui s’incarne dans la présence, au fil du parcours, des personnages de cire chers au Musée Grévin, le gestionnaire du nouveau lieu. Rendre l’esprit du génie du mouvement, Charlie Chaplin, par des caractères figés dans la cire, voilà qui est audacieux.
L’inerte et l’animé
«Mais pas contradictoire, relève Béatrice de Reyniès, présidente de Grévin International. La qualité de la réalisation de nos personnages est désormais telle qu’ils semblent vrais, vivants, animés. Nous avons toujours fait le lien avec le mouvement. Même en pionniers. C’est au Musée Grévin, en 1892, qu’a eu lieu la première pantomime lumineuse. Or Chaplin était aussi un formidable pantomime.»
Le Canadien Yves Durand, concepteur de Chaplin’s World, ajoute que les cires de Grévin compléteront les décors en trois dimensions du lieu, ainsi que les images qui seront diffusées par de multiples écrans.
Va donc pour l’intégration de l’inerte dans l’animé, du populaire dans le patrimonial. Chaplin’s World, c’est d’abord le Manoir de Ban, où Charlie Chaplin a passé les vingt-cinq dernières années de sa vie. Ses meubles, livres, objets, documents ou archives, tous authentiques, seront exposés. Mais, à l’étage, sa chambre et sa salle de bain seront mises en scène – jeux de miroirs et personnages de cire – pour donner un avant-goût du second bâtiment, récemment construit dans le parc, appelé le Studio.
Après la découverte de la vie du grand homme, le visiteur déambulera dans son art, dans les décors de studio, parmi les secrets de la réalisation de ses films. Un parcours ponctué de projections, extraits de films ou reliques (le vrai costume de Charlot). «Ce sera une immersion concrète dans le monde de Chaplin, affirme François Confino, fameux concepteur franco-suisse de musées et de scénographies. Il y aura en définitive peu d’interactivité, peu de tablettes tactiles. J’aime cette idée d’exposition-spectacle. Du passage graduel du patrimoine sérieux au divertissement ludique. Les visiteurs risquent d’être surpris. Nous testons ici une nouvelle approche muséale.»
Un laboratoire, en somme, comme le sera celui de l’EPFL. Mais une expérimentation qui s’appuie sur le tangible plutôt que sur l’intangible. «Un musée, c’est avant tout un lieu physique, ancré dans un lieu précis, dans lequel on entre en contact direct avec des œuvres authentiques, conclut Marc-Olivier Wahler. Le numérique, c’est bien, mais il reste un simulacre. L’important est de donner envie d’aller dans un musée. Or qui a envie d’aller voir une copie de la Joconde?»


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