Challenge critique 2016 : Matilde dos Santos

Publié le 25 avril 2016 par Aicasc @aica_sc

L’avantage pour moi de vivre sur une île est que la mer n’est jamais bien loin. De la véranda de l’atelier-maison de Ricardo Ozier-Lafontaine on la voit et je me dis que cette présence doit se retrouver dans son œuvre d’une façon ou d’une autre.  C’est peut-être pour cela que ses dernières séries évoquent pour moi la mer, avec de (pré)formes qui me font penser à des protozoaires dans une sorte de soupe originale ou à du phyto plancton dans l’océan actuel. L’inspiration me semble autant liquide que cellulaire.  Ricardo les a nommées Topographies de l’en-dedans. Mer intérieure donc.

Migrations moléculaires

 

 

Ce sont des toiles d’assez grand format où l’artiste part de dessins quasiment automatiques afin de permettre « à l’intime » comme il dit, de se manifester.  De ces toiles très chargées  l’artiste prélève  quelques extraits qu’il appelle Topographie du dehors et des personnages constitués de formes articulées, les  Zigidis et Zigidaws, de taille humaine, qui s’imposent comme des figures totémiques,  tout cela dans un noir et blanc très dramatique ponctué par un petit point rouge.

Zigidi

 

 

Ricardo débute toujours par des dessins sur papier, puis il passe sur la toile. Il travaille alors à plat, en tournant autour de la toile, parfois sans pouvoir voir l’œuvre en son entièreté. Puis, à un moment donné il mettra débout la toile, et la finalisera en prenant un recul que le travail à plat ne lui permettait pas. . Le petit point rouge signe la fin. A la fois spontanée et  très construite, l’œuvre n’est pas du tout hiérarchisée. L’œuvre est autant spontanée (basée sur le dessin « libre » presque automatique), que construite (l’œuvre sur toile est précédée et préparée par des dessins sur papier) . Le regard pouvant se poser sur n’importe quel point de la toile, les relations entre les éléments semblant être toutes de même niveau. Par moments, du fait de l’hyper densité formelle,  la perception est saturée, et  il en résulte presque un effet cinétique. Parfois une sensation rythmique s’impose, mais aucune lecture ne semble commander la réception.

Sur la toile finie les formes zoomorphes, fragmentaires et reliées entre elles par cette sorte de mer intérieure pullulent. Le noir et le blanc se nuancent de tant de tons de gris que c’en est presque coloré.

Topographie de l’en dedans

 

Son travail est sous le signe de la contamination, consistant en la répétition et accumulation de formes, jusqu’au  recouvrement  quasiment obsessionnel de l’espace. Sous le signe aussi de la prolifération de petits  motifs faisant référence au vivant, qui parfois envahissent toute la surface de la toile.

Ce n’est pas sans rappeler le cycle de l‘Hourloupe de Dubuffet, avec ses dessins semi-automatiques, où les personnages et objets s’imbriquent en noir et blanc.

En disséminant  des petits dessins sur la toile, l’artiste les fait subir des micro-variations à premier abord infinies.  Les motifs clairement organiques, sont à la fois identiques et singuliers, quelle que soit l’échelle d’observation, que ce soit une vision d’ensemble ou motif par motif. À l’image des constituants du vivant, si petits soient-ils, chaque élément graphique est singulier et porte une empreinte qui ne pourra être reproduite à l’identique.

La démarche inclut un va-et-vient incessant entre le papier et la toile, entre dessin et aplats. Colonisant comme dit Ricardo, petit à petit, le support, qui s’enrichit au fur et à mesure du travail qui lui est apposé.  De cette répétition prolifique vient l’impression de différences subtiles ce qui fait que la perception peut et doit être  constamment renouvelée.

Comme dans la nature, les multiples détails des formes organiques se répètent et varient de proche en proche. Qu’on les balaye du regard d’un coup ou qu’on s’attarde dans  les détails et les variations, la toile est un espace d’exploration. Le parcours entre les formes, les lignes, les ouvertures, les points et les ombres, fait circuler le regard de manière quasi ininterrompue.

Ecritures intérieures

 

 

Ricardo attire l’attention sur l’hyper densité formelle de son travail, une esthétique qui se rapproche presque de l’esthétique de l’horreur du vide, par le remplissage, le recouvrement et la saturation du support. Nous avons vu qu’il existe bien une concentration d’éléments analogues sur la surface de la toile, et une organisation où la logique des densités prime – la différence de densité en divers points de la toile fonctionnant comme une rythmique, permettant à la toile  de respirer ou au contraire, la saturant parfois jusqu’au seuil de densité maximale ou delà duquel on ne pourrait plus percevoir l’ensemble. Arrivé à cet stade d’ailleurs l’artiste, extrait de l’œuvre une sorte de composant pour en faire une œuvre à part.

Ce rapport à la densité m’a amené à m’interroger sur la densité tout court, non plus sur le plan matériel de l’œuvre, ou de la démarche, mais sur le point de vue de l’appréciation que nous pouvons en avoir. La densité d’une œuvre serait son potentiel de sens qui excède l’objet produit.  Qui l’excède et le contient à la fois. Cela fait donc référence à la matérialité de l’œuvre, à tout l’enjeu de la transformation de la matière (supports, matières, dimensions, matériaux, techniques, savoir-faire….) Mais aussi aux affects  et émotions que l’œuvre peut provoquer et qui sont liés à des notions profondes de poétique, conjuration, mémoire, singularité, aux oppositions sacré/profane, mort/vie, infini/fini…. Et finalement aux concepts et références qui permettent d’apprécier l’ancrage de l’œuvre dans une culture, dans un temps et lieu par ses référents sociétaux, politiques, narratifs.

Le travail de Ricardo me semble dense, justement car il conjugue ces trois aspect : une maitrise technique qui permet un rendu très soigné, qui se fait oublier, tant la valeur affective prime, dans son appel immédiat à l’affect, mais aussi dans une proposition conceptuelle, une narrative sociétale qui interroge.  Si vous me posez la question je dirais que c’est beau et non seulement car graphiquement et plastiquement bien fini, mais parce que ça émeut et interroge.

Matilde dos Santos