Le blâme n’est pas un jeu

Publié le 26 avril 2016 par _nicolas @BranchezVous
Exclusif

Cité dans La Presse, un éminent pédopsychiatre montréalais suggère un lien entre le jeu vidéo et le suicide chez les adolescents. Un nouvel épisode d’un dialogue de sourds dont on se passerait volontiers.

Je devais avoir 14 ou 15 ans. Un beau samedi, je suis allé chez le barbier faire ajuster ma rutilante coupe Longueuil. (C’était dans les années 1980 et j’habitais sur la Rive-Sud alors j’avais le droit.) 

Le barbier, un nouveau, horrifié par mon chandail à l’effigie d’Ozzy Osbourne, a passé toute la durée de l’opération à me sermonner sur les méfaits du heavy metal, qui allait inévitablement m’entraîner dans l’enfer de la drogue, du satanisme, ou pire encore de Dungeons & Dragons.

À l’époque, certains segments de la presse avaient monté en épingle une poignée d’incidents aussi bizarres qu’isolés pour suggérer que le fait de jouer à des jeux de rôle pouvait rompre le lien entre les joueurs et la réalité.

Oui, oui : Dungeons & Dragons. À l’époque, certains segments de la presse avaient monté en épingle une poignée d’incidents aussi bizarres qu’isolés pour suggérer que le fait de jouer à des jeux de rôle de fantaisie pouvait rompre le lien entre les joueurs et la réalité. Une théorie louche, largement inspirée par la droite religieuse – horrifiée par la présence dans le jeu de prêtres païens dotés de pouvoirs magiques et de démons que l’on peut conjurer et soumettre à sa volonté – et que la science a amplement discréditée depuis.

Pourquoi est-ce que je vous raconte cette anecdote aujourd’hui? Pour démontrer que les accusations portées périodiquement contre les jeux vidéo ont des antécédents. Avant D&D, c’était le rock and roll qui allait mener la jeunesse à sa perdition. Avant le rock and roll, c’étaient les bandes dessinées.

Je me souviens même d’avoir lu un passage dans lequel on accusait une certaine jeunesse dévergondée, avec ses vêtements amples et ses cheveux longs, de pervertir les bonnes mœurs de la pieuse société contre laquelle elle se rebellait.

S’agissait-il de ma gang de pouelles des années 1980 ou des hippies des années 1960? Non : l’un de ces jeunes malcommodes parmi les plus en vue était un certain… Jules César, version précalvitie. Un individu dont l’establishment de la République romaine avait bel et bien raison de se méfier, mais pour des motifs tout à fait indépendants de ses goûts capillo-vestimentaires de jeunesse.

Le retour du débat

Alexandre Taillefer à l’émission Tout le monde en parle du 17 avril 2016.

C’est le passage d’Alexandre Taillefer à l’émission Tout le monde en parle, où il a témoigné du suicide de son fils adeptes de jeux vidéo, qui a incité Suzanne Colpron à écrire dans La Presse un billet auquel j’ai ressenti le besoin de répondre aujourd’hui. 

Dans sa chronique, Colpron cite à plusieurs reprises le pédopsychiatre Nagy Charles Bedwani, pour qui le fait de jouer à des jeux vidéo violents pourrait constituer un facteur de risque de suicide. Selon le docteur Bedwani – par ailleurs un éminent chercheur dont une recherche Google révèle rapidement l’impressionnante feuille de route – le fait de passer trop de temps à jouer ferait perdre la perception de la différence entre le monde réel et le monde virtuel, au point de finir par penser que «se tuer soi-même ou tuer un personnage virtuel, ça devient du pareil au même».

Exactement ce que l’on reprochait à Dungeons & Dragons quand j’étais ado. Presque mot pour mot.

Le jeu vidéo n’est pas une menace

Malgré tout le respect que je dois au docteur Bedwani, je crois que dans ce cas précis il fait fausse route.

D’abord, parce qu’il est à peu près impossible d’établir un lien de cause à effet entre le jeu vidéo et un comportement quelconque dans un contexte où tout le monde joue à des jeux vidéo. Oui, le jeune fils d’Alexandre Taillefer passait beaucoup de temps sur Twitch. Mais 155 millions d’Américains jouent régulièrement, y compris la plupart des ados et une bonne partie des adultes. Rappelons que le gamer moyen est âgé de 35 ans selon les statistiques de l’Entertainment Software Association. Aussi bien essayer de trouver une tendance chez «les gens qui boivent de l’eau» ou chez «ceux qui portent des chaussures». 

Ensuite, parce que si lien de cause à effet il y a, rien ne justifie d’assumer qu’il ne va pas dans le sens contraire. Peut-être que les jeunes qui sont déjà dépressifs, isolés de leurs familles et à risque de suicide sont attirés par certains jeux en ligne violents – tout comme un grand nombre de jeunes et d’adultes qui vont bien, d’ailleurs. Dans ce cas, peut-être serait-il possible d’identifier les individus à risque en observant leurs comportements dans le jeu avant qu’ils ne commettent l’irréparable, comme le demandait à juste titre Alexandre Taillefer. Voilà un champ de recherche qui pourrait se révéler fort utile.

Finalement, parce que les statistiques réfutent l’argument fondamental du docteur Bedwani. L’article de Suzanne Colpron mentionne que le taux de suicide chez les jeunes a chuté des deux tiers au cours des quinze dernières années, précisément alors que la popularité des jeux en ligne ne cesse d’augmenter. Statistiquement parlant, si le jeu vidéo avait une influence quelconque sur le taux de suicide – ce dont je doute fortement, si vous ne l’aviez pas déjà deviné – il serait bien plus probable que cette influence soit bénéfique. Il faudrait des preuves extrêmement accablantes pour justifier l’argument contraire. 

Mais la peur en est une

Au mieux, il y a là une occasion manquée. Au pire, un renforcement de stéréotypes intergénérationnels dont personne n’avait besoin.

Suzanne Colpron aurait pu, en contrepartie des interventions du docteur Bedwani, mentionner les multiples études scientifiques qui tendent à démontrer que les jeux vidéo ont une influence positive sur le développement cognitif des enfants, sur le maintien des habiletés intellectuelles des aînés, ou même sur le développement des relations interpersonnelles. Y compris les jeux violents, soit dit en passant. 

Son choix de ne pas le faire me semble regrettable. Ses lecteurs auraient reçu un portrait plus nuancé d’un phénomène qu’ils ne connaissent peut-être pas très bien, l’intersection entre le lectorat des journaux quotidiens et la clientèle de Twitch étant probablement assez maigre. 

Au mieux, il y a là une occasion manquée. Au pire, un renforcement de stéréotypes intergénérationnels dont personne n’avait besoin.

Épilogue

En sortant de chez le barbier, ce fameux samedi au milieu des années 1980, je n’ai pas pu résister : je lui ai dit que, justement, je m’en allais passer l’après-midi à jouer à Dungeons & Dragons. Je crois que je lui ai brisé le cœur. Je n’ai pas pu lui poser la question puisque je ne l’ai jamais revu. Peut-être a-t-il décidé de chercher un emploi dans un quartier qui lui convenait mieux.

Toujours est-il que j’écoute encore du heavy metal, que j’ai développé des jeux vidéo pendant 15 ans, que j’en ai testé pour la télé pendant 8 saisons, et que je joue encore à tout ce qui me tombe sous la main malgré mon âge vénérable. Je ne suis pourtant jamais tombé dans l’enfer de la drogue. Je me méfie de la camomille, c’est bien pour dire.

Mon ami X, lui, préférait le breakdancing et la gymnastique quand nous étions au secondaire. Il s’est suicidé quelques années plus tard. Je n’ai jamais su pourquoi. Je pense encore à lui souvent.

La plupart d’entre nous vont bien, que nous consacrions nos temps libres au jeu vidéo, à la lecture, aux arts plastiques, au sport ou à une combinaison de tout ça. Et certains d’entre nous vont mal, qu’ils consacrent leurs temps libres au jeu vidéo, à la lecture, aux arts plastiques, au sport ou à une combinaison de tout ça. Les êtres humains sont complexes. On ne peut pas toujours savoir. 

Mais on peut essayer de se parler. C’est déjà ça de pris.