(note de lecture) François Bon, "Fictions du corps", par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé


Étrange livre. Dans sa courte préface, Jérémy Liron rapproche avec justesse la figure récurrente du « prestidigitateur » et certains récits courts de Kafka, mais pour la majorité des textes composant ce livre on entend plutôt un écho avec certains poèmes en prose de Michaux, dans Mes propriétés, ou Épreuves, exorcismes. En ajoutant de suite que s’il y a bien une parenté forte dans la description précise d’une réalité imaginaire, Michaux ne développe pas celle-ci vers une vision sociale ou politique, alors que cette dimension semble bien présente chez François Bon. En ce sens, on pourrait penser aussi au jeu sur l’utopie au XVIII°, ou à certains auteurs de SF. Le livre est constitué de textes courts, une à deux pages, en prose découpée de façon assez libre, certains textes allant jusqu’au vers. Ce sont comme des « notes », le mot est repris dans chaque titre de texte, qui forment un ensemble de fiches signalétiques pour une « enquête », un « inventaire » (p113) des étranges groupes humains qui peuplent une société fantastique, au sens d’indécise entre réel et irréel, entre une évidente fiction et notre réalité.
Le temps aussi reste flou : s’agit-il d’un ancien monde, d’un monde futur, de notre monde ? Dans le texte « autres hypothèses sur l’élaboration de ce livre » (p113), le narrateur propose cinq lectures dont les deux dernières marquent bien cette indécision : « on pouvait interpréter ce livre comme l’état d’une ville et d’une communauté il y a longtemps disparus, on pouvait l’interpréter comme une sorte de menace prophétique sur ce qui attendait désormais la communauté confrontée à son étiolement ou sa fin de plus en plus inéluctable. » Et la cinquième hypothèse : « c’était juste l’exacte transcription de nous-mêmes, par un témoin direct de ce qu’était devenue notre ville, notre communauté. »
Mais la société décrite ne fait plus guère « communauté », justement : la somme des notes montre au contraire un éclatement en catégories sociales séparées, en groupes humains nettement distincts : il y a « les hommes-pot », « les hommes sans pensée », « les hommes inutiles », « les hommes jetables », « les hommes sans immobilité », « les hommes indéterminés », « les hommes transparents », « les hommes flexibles », « les hommes absents », « les hommes – crâne », etc. En somme, toute la population de « la ville » mais chaque groupe à son rôle précis, et n’en sort guère. Cette société est en quelque sorte celle de l’homme fonctionnel, au point que certains, les « corps évolués » (p107) ont vu s’adapter leur physique à leur tâche, « les membres trop peu sollicités s’étaient atrophiés ». A l’inverse, les « hommes flexibles », dont on a besoin en grand nombre, sont à la fois passifs et polyvalents (p66). Cette société est caractérisée par son inertie et son organisation parfaitement huilée, contrôlée (cf. « vigiles et gardiens » (p87), « surveillants de la pollution » (p91)…). Les hommes ne sont ni heureux ni malheureux, ils sont à leur place. Et ceux qui ne sont plus fonctionnels sont écartés en douceur (« les restes d’hommes », p111), ou de façon plus expéditive : « l’homme qui se tait », « on a dû l’exclure » (p67). Quant aux « hommes qui s’enfuient » de la ville, ils ne doivent pas espérer pouvoir revenir (p124). Dans cette société, les artistes, les créateurs semblent avoir quasi disparu : il reste quelques « chanteurs » (p62), on les révère de loin, ils vivent sur une chaise, sans public. De même pour l’écrivain : « On laissait à sa porte un peu de nourriture, on le saluait si on l’apercevait, et cela lui suffisait. Les livres ne gênaient personne, désormais. » (p93)
On le comprend, la vision du monde que propose F. Bon est passablement désabusée, ou d’un pessimisme lucide : « les hommes jetables avaient une vie sans souci et nous autres, qui nous refusions à devenir hommes jetables, nous sentions bien inutiles, perdus, usés. » (p28). « Hommes ternes : voilà, c’était certainement déjà nous-mêmes, hommes ternes. » (p53)
Outre le « fameux prestidigitateur » dont la figure récurrente (sept reprises) demeure énigmatique, quelques textes se distinguent comme hors-série : ainsi pour ce seul poème qui vise non un humain ou un groupe, mais un état : « notes sur la fatigue » (p21). Ce pourrait être une des clés du livre : ce monde tourne, chacun y a son rôle, sa fonction, la violence est aseptisée, masquée, contenue, mais cela recouvre une sorte d’épuisement général, d’inertie acceptée, de fatigue sociale profonde. Autre exemple, deux poèmes se détachent et se répondent à cinquante pages de distance, comme les deux faces sombres d’une figure de l’homme moderne, fonctionnel : « Qui était l’homme rien, sinon rien ? / Bras, jambes, mains pieds ? Rien. / Tête ? Rien. / Dedans ? Rien. / Dehors ? Nous tous. » (p51) Et puis, la dernière page du livre :  « On a longtemps cru à l’homme-tout. / Puis on a cessé d’y croire. / Rien n’a changé vraiment, non, rien. / Peut-être qu’en effet il n’y avait pas d’homme-tout. / Et puis, à quoi aurait-il ressemblé ?  »  (p127)
Il faut ajouter, et l’on croiserait sur ce point de nouveau Michaux, que de façon générale F. Bon emploie le ton froid objectif du scribe ou du chroniqueur qui rapporte des faits. Mais cela n’interdit pas (ou même permet) un certain humour par la distorsion entre le sérieux du ton et la fantaisie de ce qui est décrit comme réel. De même, à l’inverse, pour l’habillage irréel d’une réalité qui nous est en fait familière : chacun d’entre nous a rencontré des « hommes-porte » par exemple.
Les dessins anthropomorphes de Philippe Cognée accompagnent superbement les textes, proposant des créatures aussi improbables et impersonnelles que celles décrites par François Bon.
Antoine Emaz
François Bon, Fictions du corps, Dessins de Philippe Cognée, L’Atelier contemporain, 134 pages – 20€