(Carte blanche) à Matthieu Gosztola : "voilà ce que nous enseigne Nikolaï Zabolotski"

Par Florence Trocmé

LA PROMENADE
[1929]

Les animaux n’ont pas de nom.
Qui a décrété qu’il leur en fallait un ?
Une souffrance homogène
Est leur invisible destin.
Devisant avec la nature, le taureau
S’éloigne dans les prés.
Au-dessus de ses yeux splendides
Luisent ses cornes blanches.
Gamine disgracieuse, la rivière
Se cache dans l’herbe,
Tantôt elle rit, tantôt elle sanglote,
Les pieds enfouis dans la terre.
Pourquoi ces pleurs ? Pourquoi ce tourment ?
De quoi souffre-t-elle ?
Toute la nature a souri
Comme une haute prison.
Chaque fleurette
Agite sa petite main.
Le taureau verse des larmes grises,
Lui si massif, il est plus mort que vif.
Pour une ariette ancienne
Un oiseau léger
Se donne de la peine
Dans le ciel désert.
Brillent les eaux devant lui,
Et se berce la forêt immense,
Et rit la nature entière
En mourant à chaque seconde.

« Les animaux n’ont pas de nom. / Qui a décrété qu’il leur en fallait un ? » Ainsi que le rappelle Maÿlis Outters dans La nomination des animaux par Adam dans l’Occident latin du XIIe au XVe siècle, Étude iconographique (1): « [d]’après le récit de tradition "sacerdotale" […], Dieu fit le jour et la nuit et leurs luminaires, le ciel peuplé d’oiseaux, la mer grouillante de poissons et la terre habitée par les bêtes et les hommes. Après avoir créé l’environnement de l’homme, Dieu instaure une hiérarchie parmi les créatures. À l’homme, qu’il fit mâle et femelle […], il donna la supériorité sur toutes les créatures terrestres, animales comme végétales. Le récit "yahviste" […], centré sur l’homme, donne quelques précisions quant à cette supériorité de l’homme. Dieu demande à Adam de nommer tous les animaux pour qu’il puisse ainsi se les approprier et les dominer », car, « [l]es noms des animaux détermin[a]nt leur fonction sur la terre » et baptiser manifestant vocalement l’irruption d’un pouvoir (et ayant pour fonction performative de rendre sensible un assujettissement), nommer, comme l’avance Cl.-G. Dubois dans Mythe et langages au XVIe siècle (1952), c’est « à la fois savoir et avoir ».
Tout le geste de la poésie, et de Zabolotski, va être de briser cette entreprise de dénomination, afin, une fois l’assujettissement détruit, de faire apparaître la singularité de la nature, et de ceux qui, entrant en communion avec elle, la composent (au sens également musical du terme), s’enchevêtrant, même sans se toucher, dans l’espace du visible, ce lieu côtoyant l’infini. Et de ceux : et de tous.
Certes,  ainsi que l’écrit Jean-Christophe Bailly dans « Les animaux conjuguent les verbes en silence » (communication faite au colloque Human/Animal qui s’est tenu du 29 mars au 2 avril 2011 à San Francisco, publiée ensuite dans L’Esprit créateur, The Johns Hopkins University Press, puis dans Le parti pris des animaux, Christian Bourgois éditeur), « les noms des animaux, qui résultent, diffé­rents en chaque langue, de notre frottement avec eux, nous fascinent, et toute liste un peu fine est comme un ébruitement, déjà, de leur apparence et de leur singularité, mais ce que l’on peut être en droit de dire ici, […] c’est qu’au régime nominal les animaux échappent sans fin, c’est qu’ils sont cette échappée même, c’est que leur vie, qui ne conjugue que les verbes de leur action, passe entre les noms sans les voir et les entendre et que nous, qui les appelons et les nommons, sommes incapables par ce trait, si fin soit-il, de les rejoindre ou de les toucher. Ainsi en va-t-il de l’écart, toujours si saisissant entre le nom de l’animal inscrit au zoo sur le petit cartel fixé à sa cage et la réalité toujours exubérante de sa présence à lui-même. […] Il y a pour chaque animal comme une oscillation entre une sorte de compacité et un penchant à l’évanescence, entre la libre affirmation de sa différence et une propension à se dissimuler. Dans cette oscillation qui est la marque du vivant, l’animal se désubstantive de lui-même : non parce qu’il cesserait d’être le brochet ou la gazelle, le lièvre ou le lycaon, la perdrix ou le buffle, la loutre ou le renard (au contraire, en plus d’un sens, cela qu’il est, il le devient), mais parce qu’en se tenant aux aguets dans un monde purement actif de signes, de signaux et d’actions échappant à la juridiction du nom, il déploie devant nous l’étendue tel un espace unanime où il n’y aurait que l’être du verbe être comme un infini ouvert de plis et de battements. […] Le "oh !" qui dans l’enfance accompagne la découverte des animaux, il faudrait que nous n’en perdions ni le souvenir ni l’usage : il s’agit moins avec lui d’un vestige immature que d’une expérience où les conditions d’apparition du langage sont réunies, formant un seuil éphémère que le nom à lui seul ne peut pas franchir. Aussitôt qu’un nom est donné quelque chose nous échappe, et cela tout enfant le sait, quelle que puisse être en lui la joie de l’iden­tification. C’est pourquoi, dans l’espace exubérant de leurs vies et de leurs parures, les animaux nous semblent toujours figurer ce qui se dérobe, et c’est pourquoi aussi dans la vérité de leurs actes et de leurs mouvements nous croyons un instant aperce­voir, confondu et comme lové dans leur apparence, cet au-delà/en deçà du langage que nous appelons la chose même, qui est ce vers quoi nous sommes ou devrions être tout entiers tendus. »
Aussitôt qu’un nom est donné quelque chose nous échappe… L’on se souvient de Renaud Barbaras prononçant ces phrases au micro de France Culture, face à Géraldine Mosna-Savoye : « Le langage, c’est fondamentalement un instrument de séparation. […] De ce point de vue-là, le langage n’est pas du côté du sensible mais de la perception, en tant qu’elle est perception, et perception d’objet. […] La poésie, c’est une sorte d’expérience par laquelle, ou de mouvement par lequel le langage constitue un recours contre lui-même, ― c’est-à-dire se porte à sa propre limite et parvient à surmonter la séparation dont il est pourtant l’opérateur. »
S’il s’agit de faire apparaître ― par la poésie : par cette expérience, par ce mouvement ― la singularité de la nature, c’est pour que soient rendues audibles ses paroles. C’est pour faire que se lie à nos vies, un peu plus, un peu mieux, la multiplicité de son langage.
Et Jean-Christophe Bailly d’écrire, dans un texte qui permet de mieux comprendre Zabolotski, même si jamais n’est évoqué cet auteur : « Novalis [avance dans L’Encyclopédie (traduction de Maurice de Gandillac, Éditions de Minuit, 1966) :] "L’homme n’est pas seul à parler ― l’univers aussi parle ― tout parle ― des langues infinies." De quoi s’agit-il ? Quel est ce langage qui n’est pas le langage, quelles sont ces langues infinies et infiniment parlées ? Ce que Novalis entrevoit, c’est l’immédiateté de la signifiance, c’est l’ouverture du sens à même l’existence, c’est le fait que l’existence, par elle-même, signifie et s’indique comme un infini enchevêtrement de signes. Au moment même où nous craindrions de verser dans une effusion ou une confusion, nous voyons que la seule universalité qui s’envisage à partir de là est une universalité de l’adresse : l’univers qui est parlant se parle à lui-même et nous parle, mais ces langues infinies infiniment libérées, nous ne les connaissons pas et le langage, en nous, est la forme de leur apprentissage : avant d’être et pour pouvoir devenir parole, il a fallu que le langage soit d’abord une écoute, il a fallu que les hommes, patiemment, écoutent, c’est-à-dire cherchent à entendre ces langues infinies qui les entourent et qu’ils ne comprennent pas. Cette somme des existences et des actes d’existence, ces langues infinies, et cette adresse infinie, en grande partie perdue (adressée en pure perte), ce n’est rien d’autre que ce que la philosophie, depuis qu’elle existe elle-même, a appelé l’Être, qui est moins à proprement parler un nom que le nom de ce qui excède tout nom. »
Sarah Pratt remarque dans Nikolai Zabolotsky, enigma and cultural paradigm (Northwestern university press, 2000) ― ouvrage non traduit en français ―, et ainsi Zabolotski, s’il parle à chacun, apparaît-il également comme un poète profondément russe :
Even more significant is the fact that Zabolotsky’s poetic vision itself rests upon the concept of transfiguration. This is not so much the utopian transformation of material reality that played a pivotal role during the first part of the century (though this variant does appear in certain of his works), as it is a concept directly related to the Transfiguration of Christ, an event whose profound significance in Russian consciousness is demonstrated by the numerous Russian churches and villages named in its honor. Transfiguration in this sense posits less a change in reality itself than a change in perception that allows one to see the true nature of reality with its interrelation of spiritual and material. 

Plus important encore : la vision poétique de Zabolotski elle-même repose sur le concept de transfiguration, pas tant la transformation utopique de la réalité matérielle qui a joué un rôle central dans la première moitié du siècle (même si cette variante apparaît effectivement dans certaines de ses œuvres) qu’un concept en lien étroit avec la Transfiguration du Christ, un acte qui résonne si fort dans la conscience russe qu’il transparait dans les noms de nombreux villages et églises russes baptisés en l’honneur de cet événement. La transfiguration, dans ce sens-là, pose moins le postulat d’un changement dans la réalité elle-même que celui d’un changement dans la perception qui rend visible la nature véritable de la réalité, dans son interpénétration du spirituel et du matériel. (Nous traduisons.)
L’interpénétration du spirituel et du matériel. Zabolotski nous invite à chaque instant à en faire l’expérience. Et cela, n’est-ce pas, pour le sujet, s’approfondir ?
Renaud Barbaras note dans Métaphysique du sentiment (Cerf, 2016) ― nous citons de mémoire ― : Tout se passe comme si en s’approfondissant, c’est-à-dire en se situant au plus près de lui-même, le sujet s’ouvrait à la profondeur du monde et se dessaisissait de lui-même ; s’oublier lui-même, au profit de ce monde. Mais il faut comprendre que ce dessaisissement est accomplissement, que cet oubli est réalisation. 
Voilà, voilà ce que nous enseigne Nikolaj Alekseevič Zabolockij.
LE VISAGE DU CHEVAL
[1926]
Les animaux ne dorment pas.
Ils se dressent dans les ténèbres de la nuit,
Muraille de pierre en contre-haut du monde.
Les vaches inclinent la tête, susurrements de paille
Autour des cornes lisses, tandis que l’œil balbutie des cercles
Entre le front rocheux et les pommettes séculaires.
Le visage du cheval est le plus beau et le plus sage.
Il connaît le dialecte des pierres, l’idiome du feuillage.
Attentif au parler des bêtes, il entend
L’appel du rossignol dans les taillis.
Instruit de ces choses, à qui fera-t-il part
De tant de merveilles ?
Profonde est la nuit. À l’horizon se lèvent
Des grappes d’étoiles.
Et le cheval est là, paladin des heures
À la robe souple où le vent joue.
Sa crinière s’éploie, pourpre impériale,
Ses yeux brûlent, mondes immenses.
S’il voyait ce visage de magie,
Arrachant de sa propre bouche une langue impuissante
L’homme la céderait au cheval. Il en est digne, en vérité,
L’animal sublime !

Nous entendrions alors des mots
Charnus comme des pommes, aussi drus
Que des flots de miel ou de lait fermenté.
Des mots pareils au feu pénétrant
Qui progresse jusqu’à l’âme et donne lumière
À son pauvre décor de cambuse.
Des mots sans mort et sans déclin,
Motifs de tous nos chants.
Mais les écuries maintenant sont désertes,
Les arbres aussi se sont dispersés,
Une aube avare drape les monts,
Les champs et les guérets s’ouvrent au travail.
Et le cheval, captif des brancards,
Traînant un chariot bâché,
Regarde d’un œil humble
Le monde impassible et mystérieux.

TESTAMENT
[1947]
Quand viendra le soir où ma vie s’éteindra,
Quand, soufflant la flamme, je rejoindrai de nouveau
L’univers infini des transformations brumeuses,
Quand des millions de nouvelles générations
Rempliront ce monde de miracles de lumière
Et parachèveront l’édifice de la nature,
Puisse ce bois vert me donner asile,
Puisse ma poussière être accueillie par ces eaux.
Je ne mourrai pas, mon ami. Le frisson des fleurs
Me signalera en ce monde.
Le chêne centenaire nouera mon âme vivante
À la tristesse austère de ses racines.
Mon entendement s’abritera dans son feuillage,
Mes pensées mûriront par ses branches,
Suspendues au-dessus de toi pour que ta conscience
Participe à la mienne dans l’ombre de la forêt.
Près de toi, mon lointain descendant,
Je volerai dans le ciel comme un oiseau lent,
Je flamberai en pâle éclair de chaleur
Et me répandrai en pluie scintillante
Sur l’herbe de l’été.
Être ― il n’y a rien de plus parfait.
L’obscurité silencieuse de la tombe
Est un tourment sans objet.
J’ai vécu ma vie sans trêve ni repos :
Aucune trêve au monde ― partout la vie et moi.
Je ne suis pas né le jour où du berceau
Mes yeux ont regardé pour la première fois le monde,
Sur cette terre ma pensée a pris son départ
Quand le cristal inerte a pressenti la vie
Au contact de la première goutte de pluie
Succombant sur lui en rayons de lumière.
Sur cette terre je n’ai pas vécu en vain !
Et il m’est doux de m’arracher à l’obscur
Pour que tu me tiennes dans la paume de ta main,
Toi qui achèves, lointain descendant, ce que j’ai laissé inaccompli.

*
Pour avoir connaissance des écrits ― plus nombreux qu’il n’y paraît ― portant sur le poète et son œuvre, l’on se reportera à Nikita Zabolotsky, The Life of Zabolotsky, Cardiff, University of Wales Press, 1994, p. 375-380.
Matthieu Gosztola
Nikolaï Zabolotski (1903-1958), Le loup toqué, anthologie poétique, 1926-1958, traduit du russe par Jean-Baptiste Para, Éditions La rumeur libre, collection La Bibliothèque, 2016, 224 pages, 18 euros.

[1] Mémoire de Master 2 sous la direction de Bruno Laurioux et de Marie-Anne Polo de Beaulieu, 2006.