Prendre conscience de tout pour la première fois

Publié le 29 juin 2016 par Joseleroy

Dans ce texte, le poète Pessoa évoque la vision éveillée comme une nostalgie. Voir le monde pour la première fois, voir le monde à partir de la réalité divine, à partir de l'absolu, au-delà des mots et de la mémoire.

Mais Pessoa ne parvient pas ici à s'y maintenir et retombe dans la vie banale et quotidienne, loin de la révélation de la réalité parfaite. Il était voyant; il est maintenant devenu aveugle, et mort.

Nous portons tous en nous la nostalgie de ce Regard dé-voilé, où tout apparait comme au premier jour de la création.

Une telle vision est possible, et elle fait de nous des vivants.

Des vivants.

jlr

"Combien je voudrais — je le sens en ce moment — voir ces choses sans avoir avec elles d’autre rapport que de les voir, simplement — contempler tout cela comme si j’étais un voyageur adulte arrivé aujourd’hui même à la surface de la vie ! Ne pas avoir appris, depuis le jour même de ma naissance, à donner des sens reçus à toutes ces choses, être capable de les voir dans l’expression qu’elles possèdent par elles-mêmes, séparément de celle qu’on leur a imposée. Pouvoir connaître la varina dans sa réalité humaine, indépendante du fait qu’on l’appelle varina, et du fait que l’on sait qu’elle existe et qu’elle vend son poisson. Voir l’agent de police comme Dieu le voit. Prendre conscience de tout pour la première fois, non pas apocalyptiquement, comme une révélation du Mystère, mais directement, comme une floraison de la Réalité.

J’entends sonner l’heure — huit coups sans doute, mais je n’ai pas compté — à un clocher ou une horloge publique. Je m’éveille de moi-même à cause de cette chose banale : l’heure, clôture monacale imposée par la vie sociale à la continuité du temps, frontière dans l’abstrait, limite dans l’inconnu. Je m’éveille de moi-même et, regardant le monde autour de moi, empli maintenant de vie et d’humanité routinière, je vois que le brouillard, qui a abandonné le ciel tout entier (sauf ce qui, dans tout ce bleu, flotte encore de bleu incertain), a pénétré réellement dans mon âme, et a pénétré en même temps dans la partie la plus intime des choses, par où elles entrent en contact avec mon âme. J’ai perdu la vision de ce que je voyais. Voyant, je suis devenu aveugle. Je ressens déjà les choses avec la banalité du connu. Et cela n’est déjà plus la Réalité : ce n’est que la Vie.

... Oui, la vie à laquelle j’appartiens aussi, et qui, à son tour, m’appartient ; et non plus la Réalité qui n’appartient qu’à Dieu ou qu’à elle-même, qui ne contient ni mystère ni vérité et qui, puisqu’elle est réelle, ou feint de l’être, existe quelque part, fixe, libre d’être temporelle ou éternelle, image absolue, idée d’une âme qui serait extérieure.

Je dirige lentement mes pas, plus rapides que je ne le crois, vers la porte qui me conduira chez moi. Mais je n’entre pas ; j’hésite ; je continue mon chemin. La place du Figuier, étalant ses marchandises bigarrées, me cache de sa multitude de chalands mon horizon de piéton. J’avance lentement, mort, et ma vision n’est plus mienne, elle n’est plus rien : c’est seulement celle de cet animal humain qui a hérité sans le vouloir de la culture grecque, de l’ordre romain, de la morale chrétienne et de toutes les autres illusions qui forment la civilisation où, moi, je ressens.

Où sont donc les vivants ?"

Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité

Varina : marchande de poissons de Lisbonne