C’est un des premiers DVD que j’ai acheté en France. Spike Lee à la fin des années 90 est un mythe. Et à l'instar de ma relation avec l’écrivaine Toni Morrison, à partir du moment que j’ai commencé à visionner une de ses productions, je ne me suis plus détaché de son travail qui pendant longtemps a été doublé en français, pour mon grand plaisir. Do the right thing, Jungle fever, Mo' Better blues, Malcolm X (vu au cinéma), Clockers, He got game, Bamboozled (The very black show, vu au cinéma), She hate me (Vu au cinéma). Karim Madani a eu le privilège de voir le film Do the right thing à sa sortie. Quand en parcourant les chroniques de la youtubeuse Sarah Estelle, je découvre cette biographie du cinéaste américain, je suis piqué à vif. J'abandonne ma lecture de Faulkner pour m'immerger dans l’ouvrage que Karim Madani, critique de cinéma et de musique, a écrit.
Prenons Do the right thing. Karim Madani revient sur des épisodes douloureux sur lesquels Spike Lee s’est appuyé pour bâtir cette journée tragique, chaude, très chaude dans un quartier de Brooklyn qui conduira à l'explosion de vivre ensemble précaire de ce block et une violente émeute. La trame du film est connue. Je ne reviendrai pas dessus. Mais, Madani rappelle le caractère malheureusement actuel du scénario. Le meurtre de Radio Raheem (Radio Barjot dans la version française) par un policier qui déclenche l’émeute n’a rien de très différent avec celui récent d’Eric Garner lors d’un banal contrôle de police. La chronique des violences policières aux Etats Unis est d’une fâcheuse récurrence. Faut-il rappeler celle - anecdotique - du tennisman James Blake ou l'assassinat de Michael Brown à Ferguson pour ne parler que de quelques cas. Mais au-delà de l’actualité d’un phénomène qui résiste au temps, Madani nous plonge dans Brooklyn, développe son analyse de certaines scènes croustillantes qui - à l'époque - mettaient le doigt sur des problèmes extrêmement profonds comme la gentrification de certains blocks, l’équilibre fragile entre les différentes communautés habitant de manière assez inhabituel dans un même espace. Même la chaleur qui est une donnée essentielle du film est réanalysée, auscultée, dans ce film où tout le monde est en sueur. Une portion du film nous échappe si on ne réalise pas le caractère explosif de certaines conditions climatiques à New York. Si je ne m’arrêtais que sur ce film, je ne dirai pas que Madani me fait redécouvrir le film. Mais, sa connaissance du terrain, ses multiples interviews ou analyses des interviews de Spike Lee permettent de mesurer la profondeur du point de vue du cinéaste de Brooklyn. D’ailleurs, Madani revient un peu plus loin sur une conséquence que Lee n’avait surement pas envisagé de son film. Le mythique délire sur les baskets Air Jordan que vénère Boog’Out (personnage incarné par Giancarlo Esposito). De manière assez étonnante, on réalise que le film a participé au développement d’une fascination mortelle envers cette paire de baskets. Des adolescents tuaient ou été tués pour s’en procurer. En filigrane, Madani montre l’origine du consumérisme autour de certaines marques de baskets dans les banlieues françaises.
L'article tire en longueur. Mais j'ai encore quelques points à surligner. Le choix de Clockers par exemple. En effet, en dehors de Do the right thing et dans une certaine mesure Jungle Fever, on aime Spike Lee pour ce qu'il dit. Il a certes apporté une nouvelle manière de filmer avec des techniques sur lesquelles Karim Madani ne s'attardent pas trop. Il rappelle quand He got game, le cinéaste choix de filmer ce quartier situé près de l'Atlantique avec une approche originale. Et j'avoue que rien que pour cette analyse, je vais revoir He got game. Madani choisit de porter sa critique sur l'évolution du regard de Spike Lee sur le ghetto, lui qui ne vient pourtant pas de ce milieu. Alors que moi, qui n'est pas grandi dans une banlieue populaire française, je m'attarde beaucoup sur des questions identitaires que traite Spike Lee. Clockers est donc un film lent, lourd, triste sans rythme où rien ne semble se passer en dehors de certaines tirades de Delroy Lindo ou de Harvey Keitel. La critique sociologique qu'en propose Madani là aussi me pousse à avoir une relecture de ce film.
Je comprends pourquoi La 25ème heure compte plus pour le critique français que Bamboozled qui est pour moi un des meilleurs films de Spike Lee. Il me semble qu'avec Bamboozled, le cinéaste n'est pas dans la description d'une frange de l'Amérique urbaine fragmentée. Dans un film où Lee expérimente les nouvelles manières de filmer avec les caméras numériques, la question de la représentation des noirs dans les médias par la remise en scène du funeste show de "minstrels" est traitée avec maestria avec un drame construit un peu comme Do the right thing. Une critique en règle de l'entertainment américain. Avec Damon Wayans assez étonnant tant on est habitué à la voir dans des rôles de comique.
Ce que j'apprécie dans la lecture du livre de Madani, c'est la passion du critique qui après chaque analyse vous donne envie de revoir le film décortiqué par ses soins. Il travaille sur le fond du discours du cinéaste américain plus que sur la forme de son art qui - parfois - aurait gagné en esthétique si la volonté de dire, de dénoncer une certaine approche de l'Amérique, n'avait pas hanté Spike Lee et primé dans ses choix de créateur. Le livre de Karim Madani nous donne donc une analyse sur l'impact d'un artiste sur toute une génération d'artistes, de jeunes issus des ghettos afro-américains mais aussi européens. Car au final, en regardant New York, Brooklyn ou le Bronx, nous regardons de manière détournée Saint-Denis, Aubervilliers ou Grigny.
Karim Madani, Spike Lee
Editions Don Quichotte, première parution en 2015
Copyright Photo Spike Lee - Wexnex Center
Voir la chronique de Sarah Estelle qui m'a fait découvrir ce livre.