Meinthe & Yvonne par Patrick Modiano

Par Obadia

« Meinthe avait sorti de sa poche un fume-cigarette et le mordillait. Je remarquai alors qu’il était parcouru de tics. À longs intervalles, sa pommette gauche se crispait comme s’il cherchait à rattraper dans sa chute un invisible monocle, mais les lunettes noires cachaient à moitié ce tremblement. Parfois, il tendait le menton en avant et on aurait pu croire qu’il provoquait quelqu’un. Enfin son bras droit était secoué de temps en temps par une décharge électrique qui se communiquait à la main et celle-ci traçait des arabesques dans l’air. Tous ces tics se coordonnaient entre eux d’une manière très harmonieuse et donnaient à Meinthe une élégance inquiète. »

Patrick Modiano Villa triste, Gallimard ed, 1975, p.24

Yvonne
« Un après-midi, m’a dit Yvonne, il faudra que nous prenions ce bateau. Ce serait amusant, tu ne crois pas ?
Elle me tutoyait pour la première fois, et elle avait prononcé cette phrase avec un élan inexplicable. Qui était-elle ? Je n’osais pas le lui demander.
Nous suivions l’avenue d’Albigny et les feuillages des platanes nous offraient leurs ombres. Nous étions seuls. Le chien nous précédait à une vingtaine de mètres. Il n’avait plus rien de sa langueur habituelle et marchait d’une façon altière, la tête dressée, faisant quelquefois de brusques écarts et dessinant des figures de quadrille à la manière des chevaux de carrousel.
Nous nous sommes assis en attendant le funiculaire. Elle a posé sa tête sur mon épaule et j’ai éprouvé le même vertige que celui qui m’avait pris lorsque nous descendions en voiture le boulevard Carabacel. Je l’entendais encore me dire : « Un après-midi… nous prenions… bateau… amusant, tu ne crois pas ? » avec son accent indéfinissable dont je me demandais s’il était hongrois, anglais ou savoyard. Le funiculaire montait lentement et la végétation, des deux côtés de la voie, paraissait de plus en plus touffue. Elle allait nous ensevelir. Les massifs de fleurs s’écrasaient contre les vitres et, de temps en temps, une rose ou une branche de troène était emportée au passage. »
Patrick Modiano Villa triste, Gallimard ed, 1975, p.28