Autre exemple de ces « glissements de la loi », les circulaires dites Alliot-Marie et Mercier de 2010 et 2012, qui s’appuient sur les très légitimes dispositions légales contre l’antisémitisme pour faire condamner les militants du mouvement BDS (Boycott, désinvestissement et sanctions). Il n’y a que les Israéliens pour faire mieux avec la « loi pour la prévention des dommages envers l’Etat d’Israël par le boycott »
Sur cette question justement, on pourrait dire que la position des pays arabes est strictement opposée dans la mesure où le boycott y est, au contraire, en général imposé par des lois passées dans les années 1960 à l’initiative de la Ligue arabe. Il est arrivé que l’évolution des relations diplomatiques modifient la donne (les accords de Camp David par exemple) mais, dans la pratique, l’auteur d’un utile rappel des données juridiques libanaises relatives à cette question a raison de souligner que « l’ambiance générale laissée par le discours politique est que toute relation [avec Israël] est interdite, de quelque nature fut-elle ».
Coincés entre la réalité du droit et la pression de l’opinion, bien des individus se retrouvent dans des situations cornéliennes, à l’image du judoka égyptien Islam Shehaby résumant ainsi son dilemme au moment d’affronter, aux jeux olympiques de Rio, un adversaire israélien : « On me présentait comme le ‘leader des musulmans’ et on attendait de moi que je batte Israël et les sionistes. (…) J’aurais pu me retirer [de la compétition] mais on m’aurait traité de lâche, ou bien combattre et être traité de partisan de la normalisation des relations avec Israël. Si j’avais serré la main de Sasson, j’aurais été traité de traître, et si, je ne le faisais pas, on me présentait comme un terroriste. » Assez « normalement » au regard des relations officielles entre Israël et l’Égypte, le champion a donc été sanctionné par sa fédération qui l’a prié de rentrer chez lui. Depuis, il a annoncé son intention d’abandonner le sport sur cette note particulièrement triste.
À l’inverse, il a pu arriver (plus souvent à dire vrai) que les mêmes instances, dans d’autres pays, exigent de leurs sportifs qu’ils « boycottent » leurs adversaires, à l’image de l’épéiste tunisienne Azza Besbes qui, immobile, laissa son adversaire israélienne l’emporter lors de la finale des championnats du monde en 2011. Souvent interprétées comme de courageuses décisions individuelles en faveur du boycott de l’État israélien, les attitudes des vedettes du sport sont aussi largement déterminées par les injonctions des structures qui les encadrent, en plus, bien entendu, des pressions de l’opinion publique du moment.
À l’image des sportifs, les intellectuels et artistes arabe doivent eux aussi jouer, sur la question du boycott, avec des règles qui ne sont pas toujours claires. Mais il arrive aussi qu’ils ne soient pas eux-mêmes toujours très clairs vis-à-vis de ces règles, qu’il est fort tentant pour eux de violer plus ou moins brutalement dans la mesure où cette transgression, paradoxalement, peut être très gratifiante pour leur réputation. Sur un marché culturel arabe où la « valeur » d’un intellectuel ou d’un artiste est davantage déterminée par les acteurs étrangers que locaux (c’est le cas par exemple des écrivains, surtout lorsqu’ils sont francophones), on ne compte plus les déclarations provocantes dont on peut légitimement soupçonner qu’elles sont moins motivées par des convictions réelles que par le désir, par toujours conscient, d’assouvir une ambition personnelle en tenant un discours susceptible de plaire aux instances extérieures. Quite à jouer les Arabes de service pur le dire crûment !
Mais on pourrait évoquer aussi la très contestée interview donnée par l’académicien franco-libanais Amine Maalouf à la chaîne israélienne I24, ou encore, au début de ce mois ; les déclarations assez imp(r)udentes du cinéaste libanais Ziad Doueiri. Déjà mis en cause pour avoir séjourné et tourné en Israël le film L’Attentat (2005) – dont le scénario, tiré d’un roman de l’Algérien Yasmina Khadra, joue assez peu subtilement sur le désarroi d’un chirurgien palestinien découvrant que son épouse est une terroriste kamikaze –, le réalisateur du très apprécié West Beyrouth (1998) a ainsi tenu, à l’occasion de son retour dans son pays, des propos qui parlent d’eux-mêmes : « Il y a des courants stupides qui durent depuis 10, 20 ou 40 ans, et qui disparaissent. Il y a des gens stupides qui continuent à agiter le drapeau palestinien et à crier les slogans pour la libération de la Palestine en appelant à boycotter un artiste, que ce soit Ziad Doueiri ou Amine Maalouf. Mais ils n’ont aucun impact sur la société. Ce sont des microbes qui se développent sur nos corps, qui disparaîtront quand nous disparaîtrons. Sauf que nous on laissera une trace dans l’histoire et la culture, alors qu’ils s’avanouiront comme un filet de fumée. En fin de compte, et quoi qu’ils fassent, on suivra notre voie. »
De telles déclarations, anathèmes il y a quelques années encore, témoignent de l’extraordinaire affaiblissement du projet politique arabe.