Une part de gâteau ?

Publié le 13 septembre 2016 par Aicasc @aica_sc

Ebony G. Patterson
X anniversaire du Mildred Lane Kemper museum

A l’occasion du dixième anniversaire  de la Sam Fox School of Design and Visual arts et du Mildred  Lane  Kemper Art Museum , Ebony G . Patterson, connue pour ses installations et assemblages   qui questionnent l’identité, le genre, la race en relation avec la culture populaire et le milieu du dance – hall jamaïcain,  a utilisé pour la première fois de son itinéraire artistique la nourriture comme matériau plastique.  La pâtisserie Chouquette de Saint – Louis était son partenaire pour ce projet coordonné par le curator Allison Uhuru.

Ebony G. Patterson
X anniversaire du Mildred Lane Kemper museum

Ebony G. Patterson
X anniversaire du Mildred Lane Kemper museum

 Ebony a en effet proposé au public de partager un énorme gâteau  dont le superbe décor évoquait ses installations et tapisseries. Mais, à y regarder de plus près, cette séduisante pièce montée dissimulait un secret macabre. En effet, les fleurs en sucre étaient modelées sur des espèces vénéneuses et ensevelies sous des boisseaux de fusils – jouets. Plus encore,  cette pâtisserie de taille humaine une fois découpée révélait un intérieur rouge sang. Cet étrange mélange de beauté et de danger, d’innocence et de violence, volontairement provocant, voulait attirer l’attention, au cœur d’un moment convivial et festif, sur la perversité de la tradition des armes dans la culture américaine et de la violence qu’elle engendre. Cette performance s’inscrit évidemment dans la droite ligne de l’esthétique relationnelle,  théorisée depuis la décennie quatre – vingt dix, qui explore comment l’art peut créer des espaces de convivialité et de sociabilité pour sortir de l’isolement et de la fragmentation sociale de la vie quotidienne.  Ce gâteau partagé, en raison de sa composition et de ce qu’elle sous – entend,   rompt avec la tradition de légèreté généralement attachée à ces moments festifs.

Susana Pilar Delahante
Forbidden taste

On retrouve cette tradition du partage avec Susana Pilar Delahante (Cuba) avec une nuance plus conceptuelle et bien moins violente. Susana  distribue lors de ses vernissages des génoises en forme de lettres. Ce sont des phrases extraites de textes critiques qui, sorties de leur contexte, se parent parfois de nouvelles nuances. Le public lit ces phrases, modifie l’agencement des mots, discute  puis les mange.

Polibio Diaz
La isla del tesoro
IX biennale de La Havane

Polibio Diaz

La isla del tesoro de Polibio Diaz (République Dominicaine) revêt aussi une allure de protestation et de contestation. Cette vidéo installation performance a été présentée lors de la IX biennale de la Havane. Margarita González, Nelson Herrera Ysla, José Manuel Noceda Fernández, Ibis Hernández Abascal, Margarita Sánchez Prieto, José Fernández Portal, Hilda María Rodríguez et  Antonio Zaya en étaient les curators.

Polibio Diaz
La isla del tesoro
IX biennale de La Havane

Sur une nappe bleue qui symbolisait la mer ses Caraïbes s’étalait  le gâteau élaboré comme la maquette aérienne d’une île artificielle que des investisseurs sans scrupule envisageaient de construire en face de la ville de Saint – Domingue. Lors de l’inauguration de la Biennale, Polibio Diaz, coupait et distribuait des portions de biscuit au public tandis que celui-ci   regardait une scène du film le Parrain II dans laquelle  Lee Strasberg,  dans le rôle de Hyman Roth,  distribue des portions d’un  gâteau  d’anniversaire, qui a la forme l’île de de Cuba,  à des membres de la famille  Corleone.

http://www.polibiodiaz.com.do/index.php/la-isla-artificial-bumper

Il suffit de cliquer sur le mini – écran pour l’agrandir et voir la vidéo

Adèle Todd
(Trinidad)

De même, la plasticienne originaire de Trinidad, Adèle Todd, performeuse, photographe, artiste brodeuse, stigmatise les violences conjugales  avec son gateau blanc en forme de berceau et son voile de mariée.

Makode Linde
Musée d’art Moderne de Stockholm

En  2012, le gâteau d’un artiste africain né à Stockholm, Makode Linde, découpé lors d’un vernissage au Musée d’art moderne de Stockholm avait créé un scandale sans précédent. Makode Linde voulait stigmatiser la pratique de l’excision avec cet   entremet   en forme de corps de femme, recouvert d’un glaçage noir sur une pâte rouge sang. L’artiste avait placé sa tête à l’extrémité du gâteau, poussant des cris de souffrances chaque fois que  l’un des invités coupait une part. Cette performance, mal interprétée du point de vue de l’artiste, avait été jugée choquante.

Catherine Dey

Catherine Dey aussi propose elle aussi des créations pâtissières hyperréalistes à la limite de l’insoutenable,  cherchant à provoquer deux sensations contradictoires : répulsion et fascination, horreur et reconnaissance d’une certaine perfection.

A l’exception de Susana Pilar Delahante qui suit une autre direction, ces consommations partagées de pâtisseries sont,  avec Ebony G. Patterson, Polibio Diaz, Adèle Todd, Makode Linde, des instruments de protestation et de contestation,  volontairement provocateurs, quelquefois dérangants parce qu’ils  atteignent des points sensibles.

Dans cette même veine de l’esthétique relationnelle, si on remonte dans le temps, en 2003, Laurent Moriceau, se laisse dévorer ou déguster métaphoriquement lors du vernissage de Magnum Frac à Carquefou en offrant au public des parts d’un gâteau confectionné à sa taille exacte, se jouant ainsi du tabou de l’anthropophagie.

Plus centrées sur la convivialité et le  lien socialles actions de Rirkrit Tiravanija et notamment Pad Thaï  n’ont pas d’objectif protestataire. Dans les années quatre –vingt- dix, cet artiste thaïlandais né à Buenos Aires réalisait un repas thaïlandais tous les deux ou trois jours qu’il offrait gracieusement aux visiteurs. Entre temps, les ustensiles de cuisine étaient exposés. «  L’essentiel, ce n’est pas ce qu’on voit, c’est qui se joue entre les êtres ».

Daniel Spoerri
Tableaux – pièges

N’est – ce pas dans la droite lignée des tableaux –pièges de Spoerri ? Le tableau-piège fixe la fin d’un repas pour que le banal et le quotidien puissent accéder à la pérennité de l’art. Dans la Galerie J., à Paris en 1963, Daniel Spoerri organise un restaurant éphémère. Sociabilité, convivialité, partage et esthétique relationnelle sont au menu.  À la fin des repas, la table était fixée en tableau-piège et recevait un brevet de l’artiste avec la mention « en foi de quoi –pour que ceux qui ont des yeux voient- j’authentifie ».  C’est ainsi que le Eat Art voit le jour et que  l’aliment devient prétexte à la création.

C’est quasiment de communion dont il était question, en 1969, avec  Messe pour un corps de Michel Journiac. Au cours d’une parodie de messe, Michel Journiac  distribuait  au public, en guise d’hostie,   du boudin cuisiné à partir de son propre sang.

Expérimenter un matériau plastique incongru, créer du lien social, partager, défendre  à une cause commune, protester, quelquefois provoquer semblent les points de rencontre de ces pratiques artistiques  qui associent Eat art et performance.

Dominique Brebion