« The Phoenix and the Crow »: le Phénix et le Corbeau, premier chapitre en français

Publié le 10 octobre 2016 par Chantalserriere

« The Phoenix and the Crow« , de Graham Sage, est publié aux Editions Monsoon. Voici les premières pages en français.

1

La peinture écaillée de la fenêtre dévoilait çà et là les couches précédentes. Sous la poignée, un morceau du cadre avait été remplacé et le bois brut à peine poncé n’était pas peint. On avait à l’évidence posé une nouvelle vitre et Wang Bin se demanda comment la précédente avait été cassée.
La chambre qu’il avait prise Aux Marchands de Pingyang, un hôtel propriété du gouvernement à l’écart de la rue principale, était propre mais sans aucun charme. Il y avait deux couchages simples avec des têtes de lit en bois et des matelas au rembourrage dur. Les lits occupaient presque tout l’espace. Il y avait aussi un bureau et une chaise et une vieille télé posée sur un meuble bas qui avait dû servir un jour de rangement aux couvertures d’appoint mais qui était vide à présent.
A l’odeur de renfermé, Wang Bin en déduisit que la chambre était rarement occupée. Peut-être aurait-il dû en prendre une meilleur marché, sans climatiseur, plus en rapport avec les budgets moyens de la région ? Une chambre par conséquent plus souvent occupée et de ce fait avec des fenêtres plus souvent ouvertes. La pièce paraissait abandonnée, négligée, inhospitalière. Le placage des meubles se décollait, le carrelage se fissurait par endroits et la salle de bain était lugubre avec sa pomme de douche rouillée.
Malgré sa fatigue, il quitta le lit où il s’était allongé et vint observer la fenêtre plus attentivement. On avait placé une vis neuve pour sécuriser la poignée.
La pièce se trouvait au rez-de-chaussée et la vue donnait directement sur une place à l’arrière de l’hôtel. Quelques voitures y étaient garées. Essayant tant bien que mal de rester en vie, de jeunes arbres ébouriffés poussaient au hasard. Juste en face, Wang pouvait voir la cuisine de l’hôtel, tranquille à cette heure de la journée. Le soleil de l’après-midi capturait la crasse du bord des fenêtres, adoucissait plus haut les traînées de suie, dessinait un halo autour du tuyau de cheminée en fer blanc coincé dans un angle. Les murs qui avaient dû être blancs, autrefois, étaient à présent d’une couleur rappelant la graisse de porc solidifiée dans une poêle sale, morceaux de bacon brûlés inclus.
La porte de la cuisine s’ouvrit. Un des cuisiniers sortit, bâilla, urina contre le mur et retourna à l’intérieur pour continuer sa sieste. Le regard de Wang Bin parcourait le mur, de la tache humide laissée par le cuisinier jusqu’à la réception de l’hôtel. Les portes vitrées à double battants étaient bloquées en position ouverte. Une allée couverte reliait la réception (à laquelle on pouvait également accéder par la rue principale) au corps du bâtiment abritant la chambre de Wang ainsi que toutes les autres. Le climatiseur commençait à être efficace. Wang Bin retourna s’allonger sur le lit le plus proche de la salle de bain.

Pinyang était une petite bourgade nichée dans les montagnes, entre le Sichuan et le Hunan. L’accès n’était pas facile et Wang Bin avait fait en bus public un voyage éreintant d’un jour entier sur l’unique route cahoteuse et poussiéreuse entre les deux provinces. La ville s’étendait en un long chemin reliant leurs centres administratifs respectifs et creusait de grands trous dans le budget alloué à son entretien. Certains habitants de Pingyang s’en accommodaient et approuvaient la moindre intervention du gouvernement provincial. Parce qu’elle était une ville frontière, la cité offrait une halte aux commerciaux et aux chauffeurs de camion qui y passaient la nuit. Elle avait également acquis une certaine notoriété pour diverses activités nocturnes.
Autour de Pingyang, la forêt primaire recouvrait les montagnes, lieu idéal pour la flore et la faune aux espèces rares et retraite spirituelle pour les ermites taoïstes. On disait que ces montagnes abritaient un oiseau rare, particulièrement menacé sur la liste des espèces en voie de disparition et baptisé « phénix de montagne »par la Société d’Ornithologie de Pékin dont Wang Bin faisait partie. De même taille et de même forme que son cousin le héron de montagne (ardea himalaya), le phénix de montagne (ardea magnificens imperatora) éblouissait quiconque avait la chance de l’apercevoir, dans tout l’éclat des couleurs vives de son plumage, de l’orange brillant de sa bavette finement ourlée de noir, aux deux plumets écarlates balayant son cou et jusqu’aux taches turquoises et vert émeraude sur les plumes de sa queue.
Tous les ans Pingyang attirait nombre de passionnés d’oiseaux, pour la plupart touristes individuels comme Wang Bin, à la recherche d’espèces rares à capturer à travers les lentilles de leurs appareils photo. Initiative jusqu’à ce jour couronnée d’aucun succès. L’oiseau était mystérieusement insaisissable. Il venait d’être l’objet d’un renouveau d’intérêt après la publication d’un article par l’International Bird-watchers’Digest sur les voyages du célèbre explorateur sinologue Ben Hadlock dans cette partie de la Chine. L’article décrivait l’oiseau en détail ainsi que d’autres espèces rares et peut-être à présent disparues. Il y avait même un dessin en couleurs du phénix de montagne réalisé par Hadlock lui-même. Et si Wang Bin était là aujourd’hui c’était pour essayer de trouver l’oiseau et le prendre en photo. S’il réussissait, il deviendrait célèbre au sein de la Société d’Ornithologie.
Wang Bin rêvait d’opérer une brèche dans le cercle fermé de la Société. Elle était pleine de vieillards guindés et conservateurs qui en étaient encore à approuver Mao pour sa purge des moineaux. Certains avaient même participé au vacarme des casseroles qui obligeaient les oiseaux à rester en l’air jusqu’à ce qu’ils succombent de fatigue et tombent sur le sol. Mort par percussions ! Quelle horrible mort !

Il savait que les membres du cercle restreint ne l’aimaient pas. Son enthousiasme et ses suggestions pour améliorer telle ou telle chose dans le fonctionnement de la Société, son engagement dans la mondialisation étaient régulièrement rejetés.
Personne n’était donc informé de ses plans de vacances pour cette année, à savoir, la marche sur les pas de Ben Hadlock, à la poursuite du phénix de montagne.
Il leur montrerait ! Il pourrait même voir ses photos publiées dans l’International Bird-watchers Digest. La Société d’Ornithologie serait alors bien obligée de le reconnaître. Ses membres pourraient même poser une plaque dans leur salle de réunion avec son nom gravé dessus…
Il avait par inadvertance laissé la porte de sa chambre non verrouillée et voici que soudainement elle s’ouvrait sans que personne n’eût frappé. Le directeur de l’hôtel entra, un tournevis à la main.
Wang Bin avait reconnu le responsable de l’établissement. Il l’avait en effet aperçu par la porte entrebâillée derrière le comptoir de la réception quand il avait pris la chambre, mais ils ne s’étaient pas parlé.
Wang Bin se doutait que la fille à la réception avait remarqué son accent pékinois et de ce fait avait immédiatement suggéré l’une des chambres les plus chères. Elle était jeune, avenante. On lui avait probablement recommandé de faire de la sorte dès que se présentait un client non habitué de l’établissement. Son sourire était agréable et engageant. Elle parlait avec un accent local prononcé que Wang trouva plutôt charmant quoique difficile à saisir. Il avait déjà entendu cet accent dans le bus à l’approche de Pingyang. L’homme assis à ses côtés lui avait offert une cigarette et réalisant que Wang venait de Pékin, avait commencé à lui raconter des tas d’histoires sur l’un des fermiers de la région. Le fermier en question était parti à Pékin où il avait réussi. A chaque festival du printemps, il revenait dans sa ville natale pour rendre visite à sa famille et naturellement présenter ses respects au chef Han. Il n’y avait ni envie ni désapprobation dans la voix de l’homme qui racontait. Plutôt de la fierté à connaître une personne qui était partie pour la grande ville et y avait fait fortune.
Wang Bin aurait voulu demander qui était le chef Han, mais ce n’était pas facile d’interrompre le discours de son voisin une fois qu’il était lancé surtout qu’après avoir marqué une pause, il avait changé de sujet.
Quelque peu contrarié par l’irruption impromptue du directeur, Wang Bin se redressa en position assise sur le lit où il s’était allongé. Il ne laissa pas voir qu’il avait reconnu l’intrus et se mit à parler d’une voix courroucée.
– Mais bon sang, on ne vous a pas appris à frapper ? Vous ne suivez donc aucune formation dans cet hôtel ?
Le directeur étira la fente de ses yeux et traversa la pièce en direction du climatiseur.
– C’est juste pour vérifier que la clim est ok.
Il s’empara du sac à dos de Wang Bin qui était posé sur une chaise et le déposa par terre, à côté du bureau.
– Hé ! Attention à ce sac ! Il est plein de matos pour la photo très cher !
Le directeur ne s’excusa pas. Il tira simplement la chaise à présent vide sous le climatiseur, grimpa dessus et commença à tripoter les interrupteurs et les oscillateurs sur le panneau de façade.
Wang Bin le regardait, observant ses chaussures sales en train de s’enfoncer dans le tissu usé de la chaise. L’homme tapotait le climatiseur avec son tournevis, puis il demanda:
– Vous allez rester là combien de temps ?
Wang Bin n’avait pas rempli cette partie de la fiche lors de l’enregistrement. Le directeur devait l’avoir remarqué.
– Je ne suis pas sûr. Quelques jours, peut-être une semaine.
Le directeur se retourna, le regardant d’en haut.
– La plupart des gens ne font que passer. Une nuit. Deux, au plus.
Il attendait que Wang Bin réagisse, l’observant, le soupesant, se demandant quel bénéfice il pourrait tirer de cet étranger arrivant de la lointaine capitale.
– Ah oui ? dit Wang Bin, n’offrant aucune information supplémentaire.
Le directeur changea de tactique, entra dans le vif du sujet, celui pour lequel il était venu.
– Vous voulez que je vous trouve une fille pour la nuit, alors ?
Wang Bin, à son tour, rétrécit son regard.
– Vous savez qu’on pourrait vous arrêter pour une proposition de ce genre ? Vous êtes quoi ? Une sorte de souteneur ? Il n’y a pas de problèmes avec la clim ! Allez-vous en et laissez-moi me reposer.
Le directeur posa un long regard glacial sur Wang Bin, dégringola de la chaise et décampa sans la remettre en place ni même refermer la porte derrière lui.

Le voyage de Wang Bin depuis Pékin l’avait d’abord mené à Xian, puis à Chengdu et à Chongquing et avait pris fin avec l’équipée poussiéreuse jusqu’à Pingyang. Dans chacun des hôtels modestes où il avait séjourné, le téléphone de sa chambre avait sonné tard dans la soirée et des filles lui avaient proposé des massages ou n’importe quoi d’autres au gré de sa fantaisie. Il avait espéré que le caractère sordide de ces établissements était l’apanage des grandes villes et qu’il n’y serait plus soumis en s’installant dans ce gros bourg de campagne. Mais à présent il était en colère et indigné  de constater que le directeur de l’hôtel semblait trouver normal de diriger l’établissement comme un bordel, bafouant les enseignements de Mao et les directives du gouvernement. Il était un membre appliqué du parti et désapprouvait la manière dont la loi était ignorée de façon flagrante à mesure que les intéressés se trouvaient éloignés de Pékin.
Wang Bin n’avait plus envie de se reposer. Il se leva et prit la copie du dessin de Ben Hadlock tiré du numéro du Bird-watchers’Digest et, une fois encore, l’étudia attentivement. Puis, s’assurant que son autre bagage, un sac de cuir noir, était bien fermé, il empoigna son sac à dos contenant son coûteux appareil photo et se rendit à la réception avec l’idée de sortir pour une balade d’exploration à travers la ville.
La même fille était là, derrière le comptoir. Il remarqua comme une pointe d’approbation, presque d’admiration dans sa manière de lui sourire. Il lui vint à l’esprit qu’elle était au courant de l’irruption du directeur dans sa chambre. Peut-être désapprouvait-elle comme lui, les façons de faire dans cet hôtel. Elle lui parut en effet trop jeune et trop innocente pour jouer à ces jeux-là.
Il marcha jusqu’au comptoir et déposa sa clé.
– Votre chambre vous convient ?
Elle parlait d’une façon aimable comme pour engager la conversation. Peut-être Wang Bin lui semblait-il différent, différent de la clientèle habituelle, et pas juste à cause de son accent.
– Oui, mais je veux me plaindre au directeur au sujet d’un ouvrier qui est venu réparer mon climatiseur.
Il fit une pause, jetant un coup d’œil à la porte entrouverte derrière le comptoir.
– Ce travailleur devrait être viré. Racoler au nom de l’hôtel !
La jeune fille commençait manifestement à se sentir mal à l’aise. Wang Bin avait conscience qu’elle sentait la présence du directeur dans la pièce qui se trouvait derrière le comptoir et qu’elle savait qu’il pouvait entendre tout ce qui se disait. Elle ne l’encourageait pas à formuler sa plainte, ne proposait aucune conciliation. Elle le regardait simplement, les yeux écarquillés, souhaitant probablement qu’aujourd’hui fût son jour de congé.
Ne tenant pas compte de l’inconfort de la réceptionniste, Wang Bin rassembla ses ressentiments :
– Il m’a proposé les services d’une prostituée pour la nuit. ! Je ne vais pas manquer d’en informer la section locale du parti. Vous ne voulez tout de même pas que les gens pensent que cet hôtel est un bordel ! C’est impensable ! Absolument impensable ! Dites à votre directeur de se débarrasser de ce type ! C’est sa responsabilité. Une personne qui se respecte ne voudra jamais séjourner là si une telle rumeur se répand.
Il en avait fini. La pauvre fille semblait terriblement embarrassée.
– Je lui transmettrai votre plainte.
Wang Bin lui sourit plus gentiment, et, lisant son nom sur le badge qu’elle portait épinglé à son uniforme :
– Merci, mademoiselle Zhou Jun. Est-ce que je peux vous appeler Xiao Zhou ?
Il essayait de se montrer plus amical et moins raide. Après tout, sa plainte n’avait rien à voir avec la réceptionniste !
– Et maintenant, quel est le chemin menant à la rivière ?
Xiao Zhou paraissait soulagé de parler d’autre chose.
– Prenez n’importe laquelle des rues d’en face. Si vous voulez aller au Pont des Martyrs, c’est sur la droite après avoir atteint la rive. Vous ne pouvez pas le manquer. Une série d’arches. Tout est éclairé le soir. Et il y a beaucoup d’endroits où dîner.
Il la remercia et s’en fut sous un soleil éclatant. Il traversa la rue principale.
Dès qu’il fut parti, le directeur, Mr WU, sortit de son bureau.
– Ces gens de Pékin coincés ! Et ils pensent qu’ils savent tout ! Il pourrait bien recevoir une bonne leçon, le petit c… ! Xiao Zhou baissa les yeux. Elle savait qu’il valait mieux se taire quand le directeur entrait dans une phase de mécontentement. Au même instant, Han San XI, le chef de la police municipale, entra par la porte principale de l’hôtel.