L'interminable rue Ernestine

Par Jrb

La Goutte d'Or est un quartier relativement enclavé, ceinturé par les boulevards Barbès et de la Chapelle, les voies de chemin de fer du Nord et la rue Ordener. Sa topographie actuelle est l'héritage d'une urbanisation privée menée durant la première moitié du XIXème siècle. La commune de La Chapelle Saint-Denis, dont dépendait la Goutte d'Or jusqu'à l'annexion des communes faubouriennes en 1860, et ensuite la ville de Paris ont cherché à désenclaver ce territoire urbain en perçant de nouvelles voies. Cette ambition municipale a toutefois été bien modeste et beaucoup des projets de voies nouvelles n'ont jamais vu le jour. La carte ci-dessous liste les voies projetées mais jamais réalisées sur le territoire de la Goutte d'Or. Parmi les projets avortés, nous nous intéressons ici à un projet inachevé, le prolongement de la rue Ernestine.

  

Une voie privée

La rue Ernestine commence au 44 rue Doudeauville et finit au 25 rue Ordener. C'est une petite artère de 215 mètres de long et 10 mètres de largeur, elle est orientée dans un axe Sud-Nord. Percée vers 1840 entre la rue Doudeauville et la rue Marcadet sur une initiative privée, elle porterait le prénom de l'épouse d'un ancien propriétaire selon la version officielle, d'autres sources parlent du prénom de sa fille, mais aucun document ne vient attester ces différentes assertions. Elle devient ensuite une voie publique de La Chapelle Saint-Denis (en ?). En 1860, elle intègre le territoire parisien avec l'annexion des communes suburbaines. Elle est prolongée de quelques mètres au Nord, entre la rue Marcadet et la rue Ordener, lors du percement de cette dernière en 1868.

 Rue Ernestine, début du XXème siècle 

(Cliquer sur les images pour agrandir) 

En route vers le Sud

Dans les années 1860, dans la continuité des travaux de transformation urbaine du baron Haussmann, des nouvelles voies sont projetées dans le quartier de la Goutte d'Or. Ainsi, l'église Saint-Bernard nouvellement édifiée (1858-1861) est pensée comme le centre d'un plan en étoile comme le montre la carte ci-dessous. En plus de désenclaver le quartier, ce plan en étoile permet d'ouvrir des perspectives monumentales sur l'église Saint-Bernard.

Plan levé de 1851 à 1868

On peut y voir la projection d'une rue Ernestine allant du boulevard de la Chapelle, au début de la rue de Chartres, jusqu'à la rue Ordener en passant par l'axe tracé par le transept de l'église Saint-Bernard. Deux tronçons, celui entre la rue de Jessaint et la rue Saint-Bruno (alors rue de Valence) et celui entre la rue Saint-Mathieu et la rue Cavé, sont d'ors et déjà ouverts à l'occasion de l'aménagement des abords de l'église Saint-Bernard en 1868 (création des rues Saint-Luc et Saint-Mathieu et prolongement de la rue de Valence qui devient la rue Saint-Bruno). Il reste quatre tronçons à percer pour que le projet aille à son terme : entre le Boulevard de la Chapelle et la rue de Jessaint, entre la rue Cavé et la rue Myrha (alors rue de Constantine), entre la rue Myrha et la rue Laghouat et entre la rue Laghouat et la rue Doudeauville.

Trois rues en une

Un arrêté préfectoral du 20 juillet 1868 attribut le nom de rue Ernestine aux deux parties nouvellement ouvertes. Mais cette dénomination est bien peu pratique : la rue Ernestine commence rue de Jessaint, elle est barrée par l'église Saint-Bernard au bout de 74 mètres, ensuite la deuxième partie s'arrête rue Cavé au bout de 42 mètres, et enfin, il faut faire un grand détour en empruntant pas moins de trois rues pour rejoindre la dernière partie de la rue Ernestine partiellement prolongée. Voilà qui est problématique pour qui cherche une adresse dans cette artère. On renomme alors la première partie "rue Ernestine prolongée", mais cette légère modification ne résout pas les problèmes engendrés par cette rue en pointillés. En 1874, il est finalement décidé de renommer les deux tronçons encore très éloignés de leur but. Le premier, au Sud de l'église Saint-Bernard, prend le nom de rue Pierre l'Ermite et le deuxième, au Nord de l'église, celui de rue Saint-Jérome (Arrêté du 19 décembre 1874).

Extrait de l'arrêté du 19 décembre 1874

Rue Pierre l'Ermite 

Rue Saint Jérome

Un prolongement sans fin

Malgré ces nouveaux baptêmes le projet n'est pas abandonné. En 1883, les terrains et habitations situés entre la rue Cavé et la rue Doudeauville sont frappés de droit de préemption par la ville de Paris en vue du prolongement de la rue Ernestine, mais pour autant point de percement en vue. Et pourtant la population de la Goutte d'Or souhaite voir aboutir ce fameux prolongement, pour cela elle adresse à la municipalité plusieurs pétitions pour réclamer la mise en oeuvre du projet en 1885, 1887, 1891, 1892, 1896, 1899 et 1900. On passe le projet en commission, on étudie dans les services, la préfecture donne son avis, mais rien ne se concrétise. 

Plan Andriveau et Goujon, 1882

La décision du prolongement de la rue Stephenson, parallèle à la rue Ernestine, jusqu'au boulevard de la Chapelle va mettre un frein au projet. En effet, avec le percement de ce qui deviendra la rue de Tombouctou dans le prolongement de la rue Stephenson, celui de la rue Ernestine devient moins urgent. Il faudra donc attendre encore pour qu'il se réalise. 

En 1903 le conseil municipal classe le prolongement de la rue Ernestine entre la rue Cavé et la rue Myrha comme opération "2ème urgence" et provisionne à cet effet la somme de 306.000 Frs. Mais rien ne vient, le rue Ernestine ne se prolonge toujours pas. Cependant, ce prolongement apparaît encore sur les plans du quartier, parfois comme rue projetée, parfois comme une voie déjà ouverte. C'est sur une carte de 1928 que la rue Ernestine prolongée est tracée pour la dernière fois. Comme on peut s'en rendre compte aujourd'hui, le projet fut définitivement abandonné, mais les rue Saint-Jérome et Pierre l'Ermite restent les témoins de cette tentative d'ouvrir une artère centrale Sud-Nord dans la quartier de la Goutte d'Or.

Plan Baedeker, 1911

Plan Leconte, 1928

Sauvée!

Le prolongement inachevé de la rue Ernestine a toutefois permis de sauver une des dernières constructions du quartier datant de sa première urbanisation, entre 1830 et 1845. En effet, la maison sise au 14 rue Cavé, face à la rue Saint-Jérome, a été très longtemps promise à la destruction pour permettre le passage de la rue Ernestine, et fait qu'aucune construction d'envergure n'a été envisagée pour remplacer cette maison comme ce fut le cas pour de nombreuses constructions modestes de ce type de cette époque. Aussi, lorsque le projet fut définitivement abandonné, le 14 rue Cavé resta sur pied et il l'est toujours. 

14 rue cavé, janvier 2014

Et pourquoi pas jusqu'à la rue Mouffetard ? 

Les élections françaises connaissent une tradition de candidatures farfelues depuis le XIXème siècle. La Goutte d'Or a eu elle aussi son candidat fantaisiste au début du XXème siècle. Il s'agit de Fénelon Hégo, tapissier-matelassier et décorateur-inventeur de son état. Il se présenta aux suffrages de ses concitoyens en 1902 et en 1906.

Fénelon Hégo et son équipe de campagne, carte postale 1906

Pour les législatives de 1902, il se présenta à la députation pour le représenter le quartier de la Goutte d'Or (3ème circonscription du XVIIIème arrondissement). Le programme de Fénelon Hégo aligne de bien belles propositions, citons notamment:

- Impôt sur le revenu, impôt de terre et impôt de fer ; ceux ne possédant rien seront exonérés

- Réforme de l'Ortografe, suppression de l'Académie et des grands dictionnaires pour faire place

- Interdiction à tout citoyen d'avoir plus de trois maisons dans la même rue. Ceux qui en possèdent un nombre supérieur seront tenus à les mettre gratuitement à la disposition des prolétaires

Mais parmi toutes ses propositions, il est en une qui retient notre attention, celle de prolonger la rue Ernestine jusqu'à... la rue Mouffetard (soit une rue d'environs 6 kilomètres!). Gageons que notre insolite politicien trouva là une bonne occasion de moquer le projet sans fin de prolongement de la rue Ernestine jusqu'au boulevard de la Chapelle, projet qui resta dans les cartons une cinquantaine d'années.

Ne récoltant que 70 voix, Fénelon Hégo ne fut pas élu député et la rue Ernestine n'a jamais rejoint la rue Mouffetard, pas plus que le boulevard de la Chapelle.

Rue Ernestine, vers 1900