" Le fait premier, qui seul peut faire l'objet d'un repérage et d'une analyse, n'est pas la chose telle qu'elle est vécue, mais telle qu'elle se trouve conçue et exprimée sur le plan du langage. [...] Le jeu, c'est d'abord la pensée du jeu. " Jacques Henriot.
Notre notion de jeu nous vient de son usage quotidien sans que les savoirs scientifiques ou philosophiques en aient construit un concept clair et univoque. Jeu est un mot de la langue usuelle et donc présuppose l'interprétation qu'en donne une société .A partir de ces interprétations nous projetons le jeu sur des parties de la réalité. Nous parlons de jeu du tout jeune enfant lorsqu'il manie des objets et aussi de jeu pour qualifier des situations et des stratégies électorales. Nous parlons aussi du jeu des animaux.
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Pour analyser un terme, il importe en conséquence d'en percevoir son emploi au sein de différents jeux. Ce qui est propre au langage est propre au jeu et vice versa. Comprendre une notion telle que celle de jeu c'est aussi voir le rôle qu'elle assume en des jeux divers par une démarche empirique. Le mot jeu entrant dans des réalités diverses qui n'ont en commun " qu'un air de famille et dont on ne peut au mieux que trouver certaines analogies.
"Je ne puis caractériser mieux ces analogies que par le mot "ressemblances de famille" ; car c'est de la sorte que s'entrecroisent et que s'enveloppent les unes sur les autres les différentes ressemblances qui existent entre les différents membres d'une famille ; la taille, les traits du visage, la couleur des yeux, la démarche, le tempérament, etc. - Et je disais : les "jeux" constituent une famille."
, on peut citer la théorie des jeux née au 17L'analogie manifeste dans le nom, provient du fait qu'elle est issue de l'étude des jeux de hasard, florissants à la cour et dans la société à partir du 17eme siècle au moment même où le jeu gagne ses titres de noblesse. De la même façon le développement des jeux de stratégie et leurs mathématisation a permis leur application au monde économique et social.Ce n'est qu'un air de famille pourtant : aucun joueur ne joue en fait selon la théorie des jeux, même dans le jeux les plus rationnels, comme les Echecs.
Nous avons donc tous une compréhension minimale du jeu puisque nous employons couramment le mot et jacques Henriot soulignait combien nous vivons dans un monde où l'usage du mot est de plus en plus large, en particulier dans le monde politique :on parle du jeu électoral , de jeu international ou même dans des situation dramatiques du jeu des terroristes ou des preneurs d'otages.. Le jeu n'est donc plus celui de l'enfant ou de l'adulte lorsqu'il s'agit de parler d'amusement ou de loisir. L'idée de jeu est donc celle d'un groupe ou d'une société, véhiculée par la langue et soumis aux contraintes de l'histoire et à ses variations. On peut penser a priori que chaque culture définit une sphère du jeu à partir d'un réseau d'analogies et d'une expérience dominante, de traits privilégiés qui ne sont pas nécessairement identiques aux nôtres.
Prédominante est la notion d'agôn, de concours. Le concours d'Olympie, en 776 s'il est l'ancêtre de nos jeux olympiques se situe dans un toute autre cadre qu'un spectacle sportif : il s'agit d'un évènement religieux et cosmique, évocateur des héros fondateurs à l'origine d'un cycle de renaissance de l'univers, de la nature (végétation) de le société , et du pouvoir
On ne peut que constater la permanence et la vitalité des jeux et des spectacles dans l'empire romain y compris tardif , marquant une véritable identité culturelle et ce malgré les critiques formulées par des intellectuels païens tel Sénèque, mais surtout chrétiens de Tertullien à saint Augustin ; en dépit de restrictions apportées par certaines lois, ainsi la loi de Constantin qui, en 325, interdit les combats de gladiateurs .
Dans la plus petite des cités comme à Rome ou plus tard à Constantinople, la foule se passionne pour les courses données au cirque, les combats de gladiateurs et les chasses à l'amphithéâtre : le théâtre mimes et pantomimes - a toujours sa place tandis que les jeux sportifs -jeux grecs à l'origine semblent en perte de vitesse.
Ces pratiques ludiques en perpétuelle évolution ont un sens symbolique qui organise le spectacle :résoudre dans le " comme si " les conflits sociaux et amener les participants à une sorte de communion fantasmatique, au-delà des problèmes qui traversent la société. Pouvoir d'intégration, les jeux le sont aussi par rapport au passé dans un syncrétisme des pratiques mêlant tradition et nouveauté : ainsi les combats de gladiateurs sont une réminiscence des sacrifices humains interdits désormais, les animaux sauvages apparaissent comme un rappel des forces de la nature, au milieu des invocations liturgiques, prières aux dieux etc..
La construction de la conciliation se fait dans des cérémonies ludiques toujours plus longues et luxueuses qu'autorisent les ressources tirées des conquêtes et de l'exploitation de l'Empire, Elles répondent à des besoins religieux et idéologiques nouveaux, qui apparaissent dans le désarroi qu'engendrent tes crises et les mutations de l'Empire et qui s'expriment en fonction des contacts établis entre des univers divins et culturels multiples. Les diverses voies de ce procès théologique de la conciliation renvoient ainsi, à tous les niveaux, aux effets du développement de l'Empire, Comment, dès lors, tes formes des jeux, multiples et complémentaires, sont-elles l'expression de la nécessité, voire d'une volonté de reproduire la communauté dans ses éléments constitutifs (famille, cité notamment)? Eléments qui sont posés, dans l'imaginaire, comme permanents, à chaque instant de leur transformation. En même temps, les rapports d'articulation qui les unissent, la physionomie de leur évolution esquissent un développement non linéaire, en résonnance avec les luttes qui se déroulent au sein de la société romaine et impériale. Tenter d'apprécier le rôle que jouent tes jeux dans ces luttes est essentiel, non seulement dans la reproduction simple de Ja communauté, mais dans son renouvellement dans la reproduction "élargie". Or, le renouvellement ne peut se faire que sur la base de la plus large conciliation, que les jeux permettent, mieux que d'autres structures, de réaliser.
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Le jeu de langage tourne donc cette fois autour de ludus et de son verbe ludere signifiant s'exercer. Un exercice différent d'un combat réel, malgré le fait qu'on y meurre, et qui mime la guerre. donc un simulacre au sens où il n'a pas de but défini,et utilitaire .Ludere, c'est mettre en œuvre un simulacre de chasse ou de guerre dans un but gratuit ,sinon le plaisir du spectateur.
Les jeux dans leur diversité permettent l'installation d'un espace ludique point essentiel sur lequel il faudra revenir, " un espace différent où peuvent être représentées toutes les réalités, barbares , autres que à l'humanité "normale" libre, civilisée, romaine".. Il s'agit d'une mise en scène du monde, de la diversité de l'Empire au profit de la Cité. En porte témoignage le grand intérêt pour les animaux exotiques indispensables à la réussite d'une fête. Le théâtre de son côté produit une grande distanciation par rapport à la vie quotidienne en présentant une Grèce de comédie. La versification introduit également une déréalisation, ainsi que la présence de la flûte et du chant. La distance est aussi celle qui sépare le public de celui qui procure le spectacle. Est essentielle l'infamie qui marque le comédien comme le gladiateur. C'est un esclave du plus bas niveau de la société, mais en même temps, s'il réussit, une star renommée. "L'univers du Ludus est celui du "pas sérieux", du "sans conséquence".
Gilles Brougère. Jeu Et Education. l'Harmattan. Mais avant d'aller plus loin dans l'analyse il convient de distinguer les deux types de jeux, les jeux de scène (ludi scaenicï) .Composés de théâtre, de mime, de danse, de concours de poésie et les jeux du cirque (ludi circenses) composés de courses de char, de combats et de mises en scène d'animaux, de chasses, de jeux athlétiques. D'un côté un monde imaginaire, de l'autre des duels fictifs. Les combats de gladiateurs (munera, devoirs), trop réels, ne seront assimilés au jeu que plus tard, au Illème siècle de notre ère, par dérivation tardive oeut-être, par oubli de la distinction entre le combat réel et le faire semblant. Le jeu apparaît bien comme le règne de la mimesis, du comme-si, du faire semblant aussi bien au théâtre qu'au cirque. Par exemple la course de char peut être lue comme la mimesis d'une situation réelle, la guerre. Le char a disparu de la guerre depuis longtemps mais l'exercice subsiste ".
Les jeux gardent une dimension religieuse à côté du spectacle ; le mécène l'offre à la fois aux romains et aux dieux. La théâtralisation est aussi un rituel impératif qu'il faut suivre à la lettre. Une procession rituelle précédait les jeux du Cirque (ait des jeux séculaires (tous les 110 ans) et des jeux annuels (jeux d'Apollon), des jeux tous les 5 ans très variés et nombreux, des jeux de circonstance pompa circensis), et partait du temple de Jupiter Capitolin sur le Capitole et rejoignait le Circus Maximus. On trouv (jeux funèbres ou triomphaux. A ce propos cette dimension religieuse côtoie la dimension politique le pouvoir qui organise le jeu se met en scène par la même occasion. Paul Veyne a ainsi étudié l'évergétisme dans lequel " jeux et pains " sont offerts par les nobles puis l'empereur au peuple. La popularité se mesurait à la hauteur des moyens employés.
C'est aussi par référence à leur aspect sacrificiel que l'historienne Monique Clavel-Lévêque résume, de nos jours, la raison d'être initiale des Jeux romains : les Ludi réunissent ceux qui ont des biens à échanger. Cet échange, écrit-elle, touche la communication avec les dieux et les morts en vue de renouveler les énergies vitales : les Jeux apporteront la fécondité et la prospérité, et ils constitueront aussi des remédia contre les fléaux .Les Romains invitent dieux et morts à assister aux Jeux qui mettent en scène ces " échanges " pour y rendre organiquement présente l'idée de contrat passé avec eux. Par-là, les Jeux se présentent comme des " modèles réduits " visant à " renouveler le monde, le comprendre et le dominer ". Aussi la charge d'en organiser devient-elle, avec la complexification de l'organisation sociale et politique, un outil politique majeur entre les composantes de la société en lutte pour le pouvoir, qu'il s'agisse de Jeux circonstanciels ou de Jeux périodiques publics. Multifonctionnels, indéfiniment adaptables, les Jeux offrent, reconnaît l'auteur, " des solutions culturelles.
" l'expérience ludique comme modèle réduit permet de faire l'économie de l'expérience vécue, elle exorcise, elle fait vivre par procuration des émotions et des pulsions que la vie quotidienne réprime : meurtre, mort violente, au théâtre incestes, adultères. Mais le modèle réduit est aussi outil de connaissance : le théâtre pour comprendre le monde, le cirque pour le maîtriser, le dominer (tout au moins au niveau du monde naturel). C'est un exercice de maîtrise sans risque, sans danger ; un outil de découverte et de dévoilement, un moyen de maîtriser des signes . " Monique clavel-leveque. L'empire en jeux CNRS
Il est à noter que cette expérience ludique, idée d'un espace " autre ", lieu d'exercice permet de comprendre que ludus aura un autre sens en apparence antinomique avec l'idée de jeu . l'entrainement prendra en fait deux formes consacrées par la tradition : une activité spontanée, " libre " gratuite qui est le jeu proprement dit et une autre dirigée qui sera l'école, le lieu séparé où l'on apprend. Le point commun à ces deux serait justement l'apprentissage.
Laissons maintenant de côté l'histoire concrète des jeux et leur signification sociale, pour remonter aux sources de la pensée des jeux et au sens qu'on leur a donné dans la pensée philosophique grecque naissante. On peut y trouver deux traditions, deux visions des jeux " comme symbole du monde ", qui marqueront, dans des directions différentes la pensée occidentale.
Le devenir est ainsi croissance, maturation, déclin et mort, cercle de la vie qui répond le cercle des jours et des saisons. Le temps se manifeste d'abord par la répétition de l'événement qui rythme la vie : le feu s'allume et s'éteint à mesure, l'astre diurne surgit à l'horizon chaque matin et disparaît chaque soir... et ce n'est que cette régularité qui permet à l'homme naissant de prévoir en scrutant les astres pour comprendre leur course . On a considéré l'avènement de la raison humaine (logos) comme passage du nomadisme à la sédentarité. L'aléatoire dominerait la vie nomade ; le régulier, le prévisible dominerait l'existence sédentaire car la sédentarisation oblige à la prévision et au calcul. Cette maîtrise de la vie exige une connaissance des lois causales qui lient les événements entre eux et permet à l'esprit de franchir la barrière du temps. L'acte accompli en cet instant présent détermine l'événement futur. Un savoir orienté vers l'avenir ne serait accessible qu'à celui qui de l'événement présent se montre capable d'en rechercher les causes premières.
Pourtant le devenir des choses, qui se transforment, remet notre propre identité en question. Ainsi la pensée ne peut jamais être certain du lendemain et la cohérence qui fonde le savoir est toujours fragilisée par le chaos menaçant., voire issue du chaos, comme des régularités peuvent naitre du jeu de dés. Après tout le jeu de l'enfant s'apparenterait selon Freud à une maitrise symbolique, faute d'en avoir une réelle par l'intermédiaire du jouet(le jeu de la bobine) maitrisant ainsi son angoisse devant les présences / absences qui rythment sa vie.. finalement la persistance des choses reposera sur le mot qui remplacera le jouet(fort/da) , et sur l'image mentale qui unifie passé et avenir..La confrontation de deux expériences, fondera tout savoir et conceptualisation du temps : celle d'un " être du monde " en devenir, en proie à l'entropie à la mort, d'une part et un soi qui unifierait " temporairement " les diverses apparences et qui pourrait s'orienter dans le flux .
Nietzsche s'inspirera d'Héraclite dans Ainsi Parlait Zarathoustra : Les Trois Métamorphoses n'est plus " Je vais vous dire trois métamorphoses de l'esprit : comment l'esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant. " Le chameau bête de somme est celui qui se charge et plie sous des valeurs traditionnelles, le platonisme et le christianisme. Le lion est le négateur de celles-ci ,libre par cette négation, mais en reste au nihilisme. Il fallait pourtant que le lion gagne une liberté pour faire place à l'insouciance de l'enfant. L'esprit doit devenir l'enfant qui joue, qui brasse les événements n'a aucune intention, ni bienveillante, ni malveillante. Il déroule le devenir sans savoir ni prévoir, comme un jeu de hasard. Joueur il est affirmation ; il accepte le monde tel qu'il est avec la gaieté du joueur sans ressentiment(oubli) , ni évasion dans un arrière monde. L'enfant est paradoxe " innocence et oubli, commencement nouveau, jeu, roue qui se meut d'elle-même, premier mobile, affirmation sainte " l'enfant est temps : il "ce que l'on a quitté", mais "ce qu'on devrait atteindre".Devenir enfant n'est jamais donné ni assuré comme un destin qui serait déjà tracé. Plutôt un choix, une oeuvre et une aventure, celle de l'existence... Quelque chose comme un risque.