Chroniques de l’ordinaire bordelais. Épisode 209

Publié le 20 novembre 2016 par Antropologia

« Mets-le à moi. »

Lancée en fin de matinée l’hiver dernier, cette mystérieuse injonction – « mets-le à moi. » – a pourtant été parfaitement comprise par les quatre ou cinq chasseurs présents dans ce coin de Lande, loin de partout. Première singularité, le ton impératif. En outre, à la polysémie du verbe s’ajoute l’utilisation de deux pronoms personnels, le et moi, dont seuls les témoins peuvent savoir ce qu’ils signifient. Troisième singularité enfin, une curieuse syntaxe.

Le premier pronom, le, évoque un chien qu’un des chasseurs tient par le collier.

Le second, moi, constitue une métonymie identifiant la camionnette à son propriétaire, celui qui parle.

Quant à la syntaxe qui met la préposition « à » devant le pronom (ou le nom), elle n’est pas française, tant le mot que la construction sont gascons.

Une version écrite de la phrase serait, « mets le chien dans ma camionnette », qui ainsi présentée permet de comprendre le ton utilisé ; comme il va ramener un chien de chasse égaré, le chasseur peut exiger des autres qu’ils participent à son effort.

Mais le plus intéressant dans l’affaire, c’est que tous ces divers éléments extérieurs au propos lui-même sont tous « grammaticalisés » dans seulement quatre mots. La phrase porte toutes les traces de la situation dans laquelle elle est née. Avec elles, nous pouvons scripturalement prouver la réalité des objets invoqués pourtant nécessairement étrangers aux mots. Dès lors, nous pourrons enfin renoncer à l’autorité extérieure de l’observateur pour pouvoir expliciter le point de vue du locuteur par la seule présentation des justifications et de la démonstration, des preuves.

Je viens de présenter la démarche et l’intérêt de l’ethnopragmatique à laquelle je viens de consacrer un livre, Qu’est-ce que l’ethnopragmatique ?, aux Presses Universitaires de Bordeaux qui sera en librairie le 18 novembre prochain.

Bernard Traimond