Sergio Aquindo & Pierre Senges – Cendre des hommes et des bulletins

Par Marellia

Des princes détrônés
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Sergio Aquindo & Pierre Senges – Cendre des hommes et des bulletins [Le tripode, 2016]


Article écrit pour Le Matricule des anges
La cendre des hommes et des bulletins semble directement se répandre sur les six personnages mystérieux et difformes d’un tableau de Bruegel dont on ne sait pas grand-chose. Un titre, au moins, « Les mendiants », suffisamment vague pour offrir l’interprétation comme sur un plateau. Plateau dans lequel Aquindo et Senges, l’un dessinant, l’autre écrivant, viennent piocher les mains avides, y trouvant le plus riche des mets, l’imprécision. Puisqu’on ne sait pas qui sont ces gens peints sur ce petit rectangle d’un grand artiste, l’envie est grande d’en faire un peu ce qu’on veut : les voici professeurs de la Sorbonne, prophètes sur la place du marché ou commanditaires de l’œuvre. L’improbable est toujours bienvenu, à condition de l’étayer de la plus solide - et partant, fantaisiste - impression de véracité.
Senges, écrivain borgésien à ses heures, ne serait-ce que dans la retenue ironique de sa langue aux mots toujours choisis, a le goût de l’attribution erronée. En feront les frais ici quelques papes, antipapes, rois, reines et sultans. Ainsi qu’une bibliographie invérifiable. Il a aussi, naturellement, le goût de la variation. Variations doubles en l’occurrence, puisque les siennes dialoguent (un dialogue parfois poli, parfois conflictuel, parfois de sourds, qu’il revient au lecteur de compléter) avec celles, graphiques, d'Aquindo. Celui-ci, dans un noir et blanc forcément cendreux, évide, empli, coupe, découpe, place et déplace les gueux bruegéliens. Il leur attribue des objets qu’ils n’ont pas mais qu’on croisera peut-être dans ce qu’écrit Senges (une mitre, par exemple). Il les numérote comme s’il cherchait à les faire entrer dans quelque improbable classification. Il durcit le trait ou le rend vaporeux jusqu’à l’évanescence. Parfois même, l’un a un drôle d’air chinois. Pourtant, avec une remarquable fidélité, il ne s’éloigne jamais trop de sa source. Ses ébauches de mille tableaux possibles gardent une âme bruegélienne. Senges, par contre, prend le large, profitant de l’occasion qui lui est offerte de coudre un moyen âge à son goût.
De même qu’il l’avait fait avec Lichtenberg et le capitaine Achab, Senges considère le tableau comme la source de toutes les éventualités. La variation devient ainsi un art de l’expansion. D’où ces « versions de la toile » qui ponctuent le livre comme autant de retours vers la case d’un trouble départ. Mais il y a d’abord un « écho », celui de la fête des fous, première interprétation et matrice de tout le reste, occasion unique de se situer « à mi-distance entre la vérité et le mensonge ». En ce jour où le pouvoir simule son renversement pour mieux maintenir son joug le reste du temps, tout est possible, les singes récitent la messe et l’on « joue aux dés sur la sainte table, pariant la chair du christ ou la virginité de Marie à 100 contre 1 ». De la même façon, comme si la papauté n’était après tout qu’une permanente singerie, une simple erreur d’orthographe sur un bulletin fait élire un idiot à la place du favori. D’où la naissance d’un antipape et d’un livre qui se fait le « parcours des princes usurpés en direction du trône ». Car l’infortuné antipape n’est pas seul, l’accompagne une brochette de bras cassés qui tous auraient dû se faire calife à la place du calife. Philippe VII, roi de France ou Jacinta 1ère reine d’Angleterre, une sorte de turc encore, Alaeddin sans lampe magique, et même un banquier anversois ruiné.
Avec leurs « têtes d’imbéciles qui donnent l’hospitalité à toutes les mouches dont Belzebuth ne veut pas », ils parcourent l’Europe du sud au nord et du nord au sud, formant une drôle de caravane sale et fourbue. Des mendiants magnifiques en vérité, qui ne mendient rien d’autre qu’un peu de considération, celle d’êtres pris pour ce qu’ils croient être, des monarques. Il suffit après tout d’être coiffé des signes du pouvoir pour commencer aussitôt « à jongler avec les concepts ». Mais les déboires ne manquent pas. Ils auront beau essayer de convaincre ceux pour qui le pouvoir est une réalité et pas un fantasme, rien à faire : le pouvoir est ailleurs, et eux restent « collés au sol », tandis que les puissants « font les funambules ». Des silhouettes qu’il faut se contenter de voir au loin, comme le confie l’antipape dans son journal : « cheminer en majesté si loin de la terre les rend immortelles, irréfutables aussi ; leur illégitimité prend alors allure, même à nos yeux, de Vérité et de justice, la Vérité et la Justice menant grand train, sans nous regarder ».