Ádám Bodor – Les oiseaux de Verhovina

Par Marellia

De drôles d’oiseaux
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Ádám Bodor – Les oiseaux de Verhovina [Traduit du hongrois par Sophie Aude – Cambourakis, 2016]


Article écrit pour Le Matricule des anges
S’il s’agissait pour Ádám Bodor, en choisissant de raconter un village, de nous dire qui nous sommes, le tableau fait froid dans le dos. Et ce malgré l’humour (noir, forcément). Verhovina - ou Jablonska Poljana, l’un contenant l’autre dans la géographie complexe bien qu’en vase clôt du roman - est un hameau sordide de tous points de vue. Sauf pour les personnages, aussi filous que résignés à leur condition ; et plus qu’à leur condition, à leur irrémédiable disparition. On accepte la mort ici sans broncher, on sait qu’elle viendra à un moment et on l’acceptera avec le respect qui lui est dû, un respect peut-être informe, mais un respect malgré tout. Car Verhovina est un village qui semble promis à la disparition ; au fil des pages, il se dépeuple. Bientôt, il ne restera rien. Premier signe annonciateur, les oiseaux se sont fait la malle. Mais la mort est peut-être l’autre nom de « puissances lointaines », qui pour être absentes n’en sont pas moins implacables.
Dans ce paysage qu’on ne cesse de parcourir en tous sens – comme si ce monde en autarcie pouvait contenir l’univers entier, alors même que les étrangers y sont rarement bienvenus – on passe de la rue principale à une cour où tous ne cessent de s’observer les uns les autres, puis d’une gare qui n’est plus desservie aux prés d’où jaillissent neufs sources d’eaux chaudes dont l’odeur entêtante et riche en souffre empuantie jusqu’au moindre recoin du village. L’une de celle-ci rend d’ailleurs une eau impropre à tout usage, mais dont les cristaux qu’elle sécrète conservent les morts.
Les jours se suivent sous un climat pour le moins hostile. L’été y est en effet fort court et ne permet pas à un drôle de moulin congelé d’avoir le temps de se libérer de sa gangue de glace. Le reste du temps, froideur et neige sale. Comme dans tout conte qui se respecte, car il y a quelque chose de la fable ici, chacun occupe une fonction : une couturière, un brigadier, une garde-malade, un aubergiste, etc. Certains semblent même posséder de curieux pouvoirs additionnels : lire l’avenir dans les larmes ou faire ressusciter les morts, mais pas tous, ce qui crée de fatales jalousies. Du réalisme magique si l’on veut, mais qui lorgnerait plutôt vers l’absurde.
Le roman fonctionne d’abord comme une galerie de personnages. De fait, chacun des chapitres porte le nom de l’un d’eux. La narration, plutôt que linéaire, s’y fait cyclique, pour ne pas dire concentrique. La temporalité devient ainsi mystérieuse : tel événement à peine évoqué sur un ton dédaigneux par le narrateur principal – Adam, un jeune ex-délinquant venu au village en réinsertion – le sera de nouveau un peu plus loin, et finira bien par s’éclairer. Une sorte de puzzle qui contribue à l’atmosphère délétère du récit. Où sommes nous exactement ? L’extrême précision des lieux parcourus n’est que le reflet inversé de l’imprécision du reste, tout ce qui n’est pas Verhovina et en menace le fragile équilibre. Il semble que nous soyons en Roumanie, on aperçoit au loin la Transylvanie. Adam fait d’ailleurs la lecture en hongrois – langue à laquelle il ne comprend rien – à une dame qui n’y comprend rien non plus et attend depuis des années la venue d’un soi-disant soldat de cette nationalité qui viendrait l’arracher à cette morne vie.
Les épisodes s’entremêlent plutôt qu’ils ne se suivent, parfois truculents, le plus souvent glauques, tandis qu’on ne cesse de boire le même vin de prune. Il y a une tension permanente que l’indéfinition, qui est aussi celle de l’époque où se déroulent les évènements (le XXIème siècle, vraiment ?), ne cesse d’amplifier. Un monde entre ruralité et grotesque, que Bodor distille au compte goutte avec un grand sens du détail.