(anthologie permanente) Robert Duncan, "débris charmants la profusion le gâchis" (par Jean-René Lassalle)

Par Florence Trocmé

Seulement voir

s’impose    partout   avant les noms
cette saisie des sable butte et pente
quand nommer s’impose quand voir s’impose
ce vert qui s’étend levant denses
   doigts arborescents depuis leur lumière verte
jusqu’au rose profond, profusions rubicondes
s’impose à partir des mortes colonies de cendre grise
   débris charmants la profusion le gâchis
ici – et au dessus – la floraison commence
   les ouvertures de la mer en rose-avant-écarlate
quand le soleil pointe à travers le voile de nuages
   il y aura des abeilles, cette masse s’affairera
   parvenant au fruit – pourtant adorable ce gris
lumineux – gris plus profond des vieilles colonies
   brûlées de soleil – denses et vivants
   les membres s’imposent progressant
où s’écoule une eau secrète
ils s’étalent pour mûrir
Extrait de : Robert Duncan (1980) : Ten poems, dans le magazine web Jacket n°28, 2005.
Traduit de l’anglais (américain) par Jean-René Lassalle.
Just Seeing

takes over  everywhere before names
this taking over of sand hillock and slope
as naming takes over as seeing takes over
this green spreading upreaching thick
   fingers from their green light branching
into deep rose, into ruddy profusions
takes over from the grey ash dead colonies
   lovely the debris  the profusion the waste
here — over there too — the flowering begins
   the sea pink-before-scarlet openings
when the sun comes thru cloud cover
   there will be bees, the mass will be busy
   coming to fruit — but lovely this grey
light — the deeper grey of the old colonies
   burnd by the sun — the living thick
   members taking over   thriving
where a secret water runs
they spread out to ripen
Extrait de : Robert Duncan (1980) : Ten poems, dans le magazine web Jacket n°28, 2005.
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Poème commençant par une ligne de Pindare, III (pour Charles Olson)
   les épreuves de Psyché : trier les semences
blé   orge   avoine   pavot   coriandre
anis   haricots   lentilles   pois   -   chaque graine
   à sa place correcte
   avant la tombée de la nuit ;
recueillir la laine d’or sur le mouton cannibale
(car l’âme doit pleurer
   et se rapprocher de la mort) ;
sillonner l’Enfer pour un coffret gardé par Proserpine
   qui ne doit pas
   être ouvert… contenant la beauté ?
non ! La mélancolie enroulée en serpent
   qui est sommeil mortel
   nous ne sommes pas autorisés
   à y succomber.
Ce sont les épreuves anciennes.
Elles vous ont déjà été contées.
  
   Il les faut impossibles. Psyché
doit désespérer, être menée à son
   instructeur insecte ;
doit obéir aux conseils du roseau vert ;
sauvée du suicide par une tour parlante,
   doit suivre à la lettre
   des instructions extravagantes.
Dans l’histoire les fourmis aident. Le vieil homme de Pise
   confus dont l’esprit
(faire la part des choses) n’est que semences
   comme une fourmi solitaire d’une fourmilière ravagée
fut en partie ravivé par un insecte, fut
   défendu par un lézard
   (la part des choses)
le vent fait partie du processus
      définit une nation de vent –
   père de nombreuses notions,
   Qui ?
accueillit la lumière dans le noir ? initia
les multiples mouvements de la passion ?
   L’ouest
par l’est   les hommes progressent.
   Les îles sont bénies
(maudites)  qui flottent sous le soleil,
   homme sur qui le soleil descendit !

Voici le héros qui lutte à l’est
à rebours pour libérer l’aurore et doit
   courtiser la fille de la Nuit,
sorcellerie, noire rage passionnée, reines avides,
afin que la toison du soleil revienne   de Troie,
Colchide, Inde… toutes les armées étincelantes
dévastées, il doit lutter seul vers les bûchers du Jour.
   La lumière qui est Amour
continue à fluer vers la passion.   Elle s’incline sur la noirceur.
   Roses et sang inondent les nuages.
   Solitaires les premiers cavaliers s’avancent dans la légende.
   Cette terre où je me tiens fut entièrement légende
dans le temps de mes grands-parents : voleurs de bétail,
   tribus d’entente avec l’animal, prêtres, l’or.
C’était l’Ouest. Ses peintres de paysage voyaient
   à travers une lumière diffuse, dans la mélancolie,
dans des abîmes laissés par les glaciers comme s’ils avaient été le soleil
   primordial sculptant des immensités creuses
   à même le roc.
   Des serpents épiaient
gardeurs de secrets   Ces premiers personnages
   survécurent à la solitude.
   Scientia
tient la lampe, guidée par le doute ;
Éros nu dans la prescience
souriant dans le sommeil ;    et la lumière
renversée brûle son épaule – un outrage
   qui édifie la légende –
passion, désarroi, attirance, recherche
   envahissant l’espace où
l’Aimé est perdu. Psyché voyage
de vie en vie, ma vie, station
   après station,
pour être jugée
sans pause, sans
nouveautés, sachant seulement – mais que savait-elle ?
   L’oracle de Millet avait dit
sûrement la vérité : que celui-là était Désir-Serpent
   volant dans les airs,
un époux-monstre. Mais elle le voyait bienfaisant
celui que le porte-parole d’Apollon décrivait infligeant
   un mal
au-delà d’une guérison   à ceux
   blessés par ses flèches.
Rilke déchiré par une épine de rose
noirci vers Éros. Mort cupide,
   qui ne veut prendre un non pour réponse.
Extrait de : Robert Duncan :  The Opening of the Field, New Directions 1960.
Traduit de l’anglais (américain) par Jean-René Lassalle.
Poem beginning with a line by Pindar, III   (for Charles Olson)
   Psyche’s tasks—the sorting of seeds
wheat   barley   oats  poppy   coriander
anise   beans   lentils   peas—every grain
   in its right place
   before nightfall;
gathering the gold wool from the cannibal sheep
(for the soul must weep
   and come near upon death);
harrowing Hell for a casket Proserpina keeps
   that must not
   be opend . . . containing beauty?
no!   Melancholy coild like a serpent
   that is deadly sleep
   we are not permitted
   to succumb to.
   These are the old tasks.
   You’ve heard them before.
   They must be impossible. Psyche
must despair, be brought to her
   insect instructor;
must obey the counsels of the green reed;
saved from suicide by a tower speaking,
   must follow to the letter
   freakish instructions.
In the story the ants help. The old man at Pisa
   mixd in whose mind
(to draw the sorts) are all seeds
   as a lone ant from a broken ant-hill
had part restored by an insect, was
   upheld by a lizard
    (to draw the sorts)
the wind is part of the process
   defines a nation of the wind—
   father of many notions,
   Who?
let the light into the dark? began
the many movements of the passion?
   West
from east   men push.
   The islands are blessd
(cursed)   that swim below the sun,
   man upon whom the sun has gone down!

There is the hero who struggles east
widdershins to free the dawn   and must
   woo Night’s daughter,
sorcery, black passionate rage, covetous queens,
so that the fleecy sun go   back from Troy,
   Colchis, India . . . all the blazing armies
spent, he must struggle alone toward the pyres of Day.
   The light that is Love
rushes on toward passion. It verges upon dark.
   Roses and blood flood the clouds.
   Solitary first riders advance into legend.
   This land, where I stand, was all legend
in my grandfathers’ time: cattle raiders,
   animal tribes, priests, gold.
It was the West. Its vistas painters saw
   in diffuse light, in melancholy,
in abysses left by glaciers as if they had been the sun
   primordial carving empty enormities
   out of the rock.
    Snakes lurkd
guarding secrets.  Those first ones  
      survived solitude.
   Scientia
holding the lamp, driven by doubt;
Eros naked in foreknowledge
smiling in his sleep;   and the light
spilld, burning his shoulder—the outrage
   that conquers legend—
passion, dismay, longing, search
   flooding up where
the Beloved is lost. Psyche travels
life after life, my life, station
   after station,
to be tried
   without break, without
news, knowing only—but what did she know?
   The oracle at Miletus had spoken
truth surely: that he was Serpent-Desire
   that flies thru the air,
a monster-husband. But she saw him fair
whom Apollo’s mouthpiece said spread
   pain
beyond cure to those
   wounded by his arrows.
Rilke torn by a rose thorn
blackend toward Eros.  Cupidinous Death!
   that will not take no for an answer.
Extrait de : Robert Duncan :  The Opening of the Field, New Directions 1960.


Robert Duncan dans Poezibao :
bio-bibliographie, ext.1, [Carte Blanche], "Poétique polymorphe, à propos de The H.D. Book de Robert Duncan", de Rachel Blau DuPlessis, traduction inédite d'Auxeméry
Rappelons ce livre de Robert Duncan en français :  L’Ouverture du champ, traduit par Martin Richet, Editions José Corti 2012
Présentation de ce livre sur le site de Corti :  
À regarder : une belle vidéo en noir et blanc de la télévision nord-américaine en 1965 sur des poètes de cette époque. Dans la première partie pendant 18 minutes Robert Duncan est interviewé chez lui à San Francisco et on le voit composer en direct sous nos yeux un de ses poèmes de la série « Passages », écrivant à la main dans son cahier, biffant, réécrivant, scandant de ses bras, lisant et relisant à haute voix, commentant, tapant le résultat à la machine, corrigeant encore, disant la version finale.