(anthologie permanente) Giovanni Pascoli (1865-1912), traduction inédite de Jean-Charles Vegliante

Par Florence Trocmé


L’élégie, « serrant à sa poitrine son enfance »

L’immense poète, méconnu ici, qu’a été Giovanni Pascoli, formidable inventeur de formes et de sensibilités poétiques nouvelles au tournant du XXème siècle en Italie, a souffert sans doute du malentendu fondamental entourant encore aujourd’hui l’expression de la perte, fondamentale chez lui autant que la souffrance des vivants chez Leopardi. Et, comme chez le grand aîné, propice à toutes les confusions entre texte et existence, personnage et énonciateur, sentiment et méditation philosophique ; en un mot, entre vécu (impression) et poésie. Si le texte se soutient aussi de son monde d’expériences, y compris bien sûr les expériences de lectures d’autres textes – ainsi que récemment l’a donné à voir en images et paroles mouvantes le superbe Paterson de Jim Jarmusch –, il n’en constitue pas moins une réalité autre, aussi prégnante que celle où s’est trouvé historiquement l’auteur, au milieu de ses semblables (les « lecteur » de Baudelaire), et sans nul doute aussi cohérente qu’elle, en son alogique construction aux potentialités presque infinies. Or, certains écrivains, et plus généralement certains artistes, parmi les moins contestables – dans le domaine que je connais le mieux : Dante, Michel-Ange, Le Tasse, Leopardi, Ungaretti… – et Pascoli serait de ceux-là, n’hésitent pas à faire usage du lien direct le plus commun entre expérience et transmission esthétique, celui qui consiste précisément à être impliqué et à impliquer dans une même émotion le créateur et l’amateur, chacun pouvant du reste changer de rôle tour à tour. Cette dimension de lien et de partage, avant que le terme même en soit décrié, se nommait le pathos. Ce qui, en rhétorique classique, « émeut le public », a été souvent confondu avec des procédés d’amplification ou d’emphase, alors que la condensation, le laconisme, l’understatement et surtout l’ellipse par métalepse sont, avec les allusions implicites (les « rimes internes » de Paterson), des procédés bien plus clairs et efficaces de cette forme de communication artistique. Notre auteur, on va le voir, en joue avec délicatesse mais sans fausse pudeur. Aussi bien, la nostalgie est « mal du retour » au pays intérieur, espace et temps confondus. Dans ce petit pays de l’âme, on peut à la fois être un grand professeur, nommé au fin fond du sud italien (en Sicile), et un enfant triste pensionnaire à Urbino, confronté brutalement à la mort d’un camarade aimé, avant de l’être (si nous voulions sortir totalement du texte pour rappeler le vécu ultérieur du jeune Pascoli) à celle de son père assassiné.
Le jouet emblématique, lien et transition entre les enfants dont il est question ici, et entre les différentes époques de l’existence de quiconque voudra bien lire ce texte pour ce qu’il est – un poème –, cet instrument privilégié de l’élégie (à tout le moins de l’élégie de la perte pascolienne, aux âges, non de sa mais de « notre vie »*), prétexte et déclencheur, odeur des premiers beaux jours et souvenir d’une allégresse à jamais perdue, c’est pour l’occasion l’aquilone : tellement plus exaltant (aigle géant !) que notre bizarre cerf-volant… Première difficulté de traduction, et non des moindres ; le jeu extrêmement raffiné des sonorités et des liaisons en étant une autre (la rime, tierce en l’occurrence, ne pouvant devenir un totem, pas plus que chez son illustre modèle), et le choix assumé du pathos, justement, au sein de la forme élégie, la troisième. Ou inversement… le lecteur, la lectrice, le petit enfant qui écoute (s’il ne sait pas lire encore), en jugeront.
* Voir, pour ce qui pourrait être l’histoire d’un grand frère du jeune mort de L’aquilone,  ici même, 11 mars 2016, mon « Giovanni Pascoli, la fin d’un monde » : Poezibao (poème La vertigine).  
L’aquilone [original ici]
  

Le cerf-volant

Quelque chose aujourd’hui de neuf au soleil
ou plutôt d’ancien : je vis ailleurs et sens
que sont aux environs nées les violettes.
Elles sont nées dans la forêt du couvent
des bons capucins, parmi les feuilles mortes
qu’aux souches des chênes fait bouger le vent.
On respire un air adouci qui fait fondre
le gel des mottes, visite les églises
de campagne envahies d’herbe sur leur porte :
un air d’un autre lieu, d’un mois moins précoce
et d’une autre vie : un air bleuté de ciel
soutenant plusieurs ailes blanches qui glissent…
les cerfs-volants, oui ! C’est une matinée
où il n’y a pas classe. On est là par bandes
entre les haies de ronces et de prunelles.
Les haies étaient nues, hérissées, mais l’automne
gardait encore rouges quelques bouquets
de baies et quelque floraison de printemps
blanche ; et par les rameaux secs le rouge-gorge
sautillait, et le lézard montrait sa tête
brève entre les feuilles rêches du fossé.
Nul ne bouge. En face de nous, la venteuse
Urbino ; chacun envoie, d’une éminence,
loin vers le ciel d’un bleu turquin sa comète.
La voici qui ondoie, hésite, s’élance,
bute et remonte, prend le vent : peu à peu,
dans un long hurlement des petits, s’envole !
S’envole ; et le fil dans la main prend du jeu,
comme une fleur qui s’arrache de sa tige
grêle, pour aller fleurir en d’autres lieux.
S’envole ; et les pieds de l’enfant qui trépignent,
et son cœur anxieux, son avide pupille,
sa face et son esprit, tout emmène au ciel.
Plus haut, plus haut : déjà comme un point qui brille
là-haut, là-haut… Mais voici un coup de vent
travers, voici un cri suraigu… – Qui crie ?
Ce sont les voix unies de mes compagnons
de chambrée : je les reconnais brusquement
toutes, la plus douce, l’aiguë, la voilée…
L’un après l’autre je vous retrouve tous,
mes camarades ! et toi, dans l’abandon
du pâle visage muet sur l’épaule.
Oui : j’ai prononcé sur toi les oraisons,
et j’ai pleuré : mais heureux, toi qui n’as vu
s’effondrer dans le vent que des cerfs-volants !
Tu étais tout blanc, je m’en suis souvenu ;
tu n’avais un peu de rouge qu’aux genoux,
à cause de nos prières sur le dur.
Oh oui ! heureux, toi qui as fermé les yeux
sans avoir de doute, en serrant sur ton cœur
le plus aimé de tes adorés joujoux !
Oh ! je le sais bien, moi, doucement on meurt
en serrant à sa poitrine son enfance,
comme ses pétales candides la fleur
encore en bouton ! Ô mort petit bonhomme,
je viendrai bientôt aussi dessous les mottes
là où placidement tu dors sans personne…
Mieux d’y venir essoufflé, rose, trempé
de sueur, comme on est après la joyeuse
compétition à l’assaut d’une montée !
Mieux d’y venir avec une tête blonde :
que, lorsqu’elle gisait froide sur le drap,
te coiffa en vagues de tes beaux cheveux
ta mère… à peine, pour ne pas faire mal. 
     (Poemetti, 1900)
Traduction Jean-Charles Vegliante - écouter ce poème lu par Vittorio Gassman (texte italien sous la vidéo) - document audio, 4'10