De quelques voyages livresques au pays du soleil levant

Publié le 23 juin 2008 par Lozsoc

Les débats extérieurs au politburo (dont le rapport intermédiaire se trouve ici) ont dévié sur trois conférences de Kenzaburô Ôé, rassemblées sous le très beau titre: «Moi, d’un Japon ambigu» (édité chez Gallimard depuis 2001). C’est d’ailleurs probablement dû aux succulents sushis et des sachimis d’après réunion, délicatement arrosés d’un petit blanc pas piqué des hannetons (le rouge est en effet uniquement réservé pour le Grand Leader du Politburo… tout est symbole) !

Vu de Lozère, il n’est guère surprenant qu’il soit difficile de se sentir familier de la yamato damashii (l’âme japonaise), peut-être parce que l’archipel du soleil levant a su conserver des mystères que les lumières de l’ère Meiji – cette marche forcée vers une occidentalisation des mœurs entamée à partir de 1868 - n’ont pas complètement dissipés. Et cette familiarisation est rendue d’autant plus difficile que l’expression « âme japonaise » est elle-même devenue polémique, dangereuse même, suite à la guerre d’agression contre la Chine dans les années 1930.

Pourtant, ce n’est pas d’un slogan de combat dont Ôé parle mais bien d’un sens commun propre à ses compatriotes. Ce sens commun n’a rien d’intolérant et de fanatique. Il est au contraire une aptitude au doute. Un doute à la fois doux et profondément humain qui pousse cette âme japonaise à constamment puiser aux sources d’autres cultures pour se convaincre de sa propre spécificité et de son génie. L’âme japonaise a besoin des savoirs provenant d’autres cultures pour que ces autres cultures l’aident à se définir elle-même.

Disciple revendiqué de Kazuo Watanabé, Kenzaburô Ôé invite les Occidentaux à ne pas se méprendre sur l’image que le Japon donne à voir au monde. La force du Japon est à rechercher dans ses faiblesses et ses ambiguïtés, notamment sur ses difficultés à se penser dans un contexte international. Sa profondeur et son merveilleux ne sont pénétrables que pour celui qui, en toute simplicité, parvient à ressentir la fragilité et l’impermanence des émotions. Ses traditions ne sont perceptibles que si l’on fait l’effort d’aller au-delà du vernis des imitations. Car le Japon préserve jalousement ses traditions derrière la façade de l’imitation du modèle occidental.

Il y a derrière les capacités d’adaptation de l’archipel une fidélité touchante à cette idée véhiculée par le zen selon laquelle le langage et les savantes démonstrations sont impuissants pour rendre compte de la vérité de l’existence. On est. On ne dit pas ce que l’on est. On aime. On ne dit pas que l’on aime. On déteste. On ne dit pas que l’on déteste. Jamais oui, jamais non. Tout réside dans l’intensité avec laquelle on répond: « peut-être ».

Cette impossibilité de communiquer sur soi est, pour Ôé, l’ambiguïté la plus importante de son pays qui, dans le monde entier, est plus connu pour sa technologie électronique ou sa production de voitures que pour sa littérature, sa philosophie ou son art. Il faut y ajouter aussi les douleurs de l’histoire, car le Japon a esquivé l’analyse critique du nationalisme impérialiste qui l’a conduit, au vingtième siècle, à semer l’horreur et la désolation sur une large partie du sud-est asiatique et du Pacifique sud.

La littérature japonaise contemporaine porte témoignage de toutes ces strates superposées. Pour Ôé, les écrivains de son pays, par divers chemins, sont tous en recherche de l’âme japonaise comme d’autres seraient en quête d’un âge d’or ou d’un paradis perdu. Il estime que s’ouvrir à la littérature japonaise est un bon moyen pour les occidentaux de mieux comprendre ce pays étrange.

Cependant, les longues digressions sur la yamato damashii n’ont pas fait sensiblement grimper le nombre d’otakus (*) parmi les participants. C’est parce que le Japon reste pour beaucoup l’archétype d’un système ultra productiviste qui broie les individus (au sens propre et au sens figuré comme on va le voir un peu plus loin).

C’est vrai. Qu’on le veuille ou pas, le Japon moderne semble bien loin de la lenteur et de l’atmosphère zen qui transparaît en filigrane des conférences de Ôé. Cette évidence délia les langues. Une lecture en appelant une autre, on relata alors ce triste fait divers raconté dans le superbe ouvrage de Muriel Jolivet intitulé Homo Japonicus.

Au début des années quatre-vingt dix, Une lycéenne, Ishida Ryoko, fut écrasée par le portail automatique de son lycée de Kobe (le lycée Takatsuka) parce qu’elle était arrivée en retard. Le gardien de l’école avait affirmé qu’il n’avait rien vu. De toute façon, au Japon, on ne badine pas avec le règlement. L’heure c’est l’heure. A 8h30, quoi qu’il arrive, on ferme le portail. Et gare à l’imprudent qui essaierait de forcer le passage !

Ishida est morte deux heures après à l’hôpital. L’Asahi Shimbun, le plus grand et le plus connu des quotidiens japonais, avait titré à l’époque : « C’est une histoire qui glace nos cœurs. » Sauf que, sur place, une fois l’émotion passée, les veilles habitudes japonaises ont repris force et vigueur. Aux accusations de meurtre, le principal du lycée opposa bientôt le sacro-saint « sens de la discipline. »

En d’autres termes, si Ishida avait été plus disciplinée, jamais elle ne serait arrivée en retard à l’école. Aujourd’hui, elle vivrait paisiblement et aurait probablement été une bonne citoyenne japonaise. Elle aurait eu une famille, des enfants, éventuellement un travail. Elle aurait peut-être même effectué un voyage organisé à Paris pour visiter les luxueuses boutiques de la place Vendôme.

Mais Ishida est morte et ses camarades d’étude ont emboité le pas aux discours des officiels du lycée.

Au Japon, les choses sont rarement simples. Et les extrêmes en appellent d’autres.

En effet, frappé de stupeur par ce tragique fait divers, un poète-chanteur marginal décida alors de lutter contre l’oubli. Il prit la résolution de traverser le pays en chantant afin d’entretenir la mémoire d’Ishida Ryoko. Comme ces bonzes ou ces fakirs qui s’imposent des défis insensés, le poète s’était solennellement engagé à reverser l’argent de ses spectacles de rue pour offrir à Ishida 10.000 œillets rouges et les placer à l’endroit de l’accident, c’est-à-dire au pied du portail du lycée Takatsuka. Il mit quatre ans et demi pour réunir les fonds nécessaires !

La direction du lycée a alors remplacé le portail par un mur. Le chanteur fut considéré, non seulement par la direction de l’école mais aussi par tous les lycéens ou presque, comme un gêneur et un diffamateur dont l’action avait eu uniquement pour objectif de discréditer l’établissement et tous ceux qui y étudiaient…

Etonnant, n’est-ce pas ?

Et la révolte dans tout ça ? Soumis les Japonais ? S’agit-il de fourmis comme le disait Edith Cresson avec sa finesse coutumière ? C’est comme pour tout, il faut se méfier des fausses impressions qui se procèdent des clichés les plus éculés, ainsi que le montre ci-dessous un clip corrosif du boys band Happatai (et puis, y a même un parti social démocrate… alors !). La chanson s’intitule Yatta ! (Je l’ai fait !). Elle date de 2001 et fait suite à la grave crise économique que le Japon et l’Asie avaient traversée l’année précédente (la Corée du Sud était pratiquement en état de faillite).

On le voit, les paroles de cette chanson dénoncent ouvertement le système ultra productiviste japonais qui use les salariés, anéantit la vie familiale et les loisirs, et fait rêver certaines éminences grises du MEDEF.

Happatai rappelle à sa manière que l’homme révolté se tient debout même étant réduit à l’extrême nudité du besoin. C’est celui qui choisit de se mettre, de temps en temps, à l’écart du système pour souffler un peu, et penser davantage à lui et à ce qu’il veut faire réellement de sa vie.


Références :

Kenzaburo Ôé, Moi d’un Japon ambigu, publié au Japon en 1995 et en France par Gallimard en 2001
Muriel Jolivet, Homo Japonicus, La découverte, 2001, réédité chez Pequier Poche
(*) Un Otaku désigne un occidental amateur de mangas, de japonaiseries en tous genres et qui cultive une vision fantasmagorique, et donc assez irréelle, du pays de Goldorak et des Samouraïs.