- Tu n’aurais pas dû lui laisser ta place. Il faut penser à soi dans ces moments-là. - Tu vois, c’est à cause de ça que maman t’a quitté : tu es trop égoïste.
Sok-woo, directeur d’usine et père inattentif, archétype d’une classe moyenne supérieure sud-coréenne obnubilée par les promesses du gain par le travail, se prend une leçon de morale par sa jeune fille Soo-an.
Son éthique égoïste de recherche d’un intérêt exclusivement personnel se voit démenti par la réalité de la crise que lui, sa fille et les autres passagers du train pour Busan vivent : dans un pays en proie à une augmentation exponentielle de « zombies », la solidarité est de rigueur.
Dernier Train pour Busan, le dernier film du réalisateur sud-coréen Yeon Sang-ho, est un brûlot magistral contre l’idéologie néolibérale qui infeste autant la Corée du Sud que le reste du monde. On peut faire du film une lecture à clefs. Si l’épidémie n’a pas de sources clairement déterminée, il semble néanmoins qu’elle provienne d’accidents industriels engendrés par la folle course aux richesses du capitalisme sauvage. Mais, comme dans toute oligarchie, ce ne sont pas les responsables qui trinquent, mais la majorité populaire ; Dernier Train pour Busan ne cesse de confronter au travers des champs-contrechamps la violence réelle de l’épidémie et les images relayées par les grandes chaînes de télévision, qui n’hésitent pas à taxer d’« émeutiers » les victimes du capitalisme débridé des chaebols (les grands groupes industriels sud-coréens). Le PDG de Stallion Express, un de ces chaebols, illustre jusqu’à la caricature la manière dont les élites manipulent les foules dans leur intérêt : en se faisant passer pour le défenseur de la petite communauté des survivants repliés à l’avant du train, il réussit à sauvegarder ses intérêts transformés comme par magie par son usage de la langue de bois.
Mais Dernier Train pour Busan ne se limite pas à son aspect polémique. Alors que la Corée du Sud vit ces derniers mois une grave crise institutionnelle depuis que la Présidente Park Geun-hye a été poussée à démissionner pour d’innombrables affaires de corruption, le film de Yeon Sang-ho propose une alternative, humaine, à l’éclatement en intérêts privés de la société. L’histoire de Sok-woo, qui apprend aux côtés de l’ouvrier Sang-hwa à protéger autrui pour une cause supérieure à ses propres intérêts, sert de miroir pour aider une société divisée à reconstruire une organicité minée par les promesses de gain personnel. Si l’Apocalypse advient, c’est pour mieux révéler la nécessité de l’entraide au sein de toute collectivité humaine.
Dernier Train pour Busan réussit là où nombre de blockbusters, souvent américains, ont échoué : concilier divertissement spectaculaire, suspension poétique et fable politique. Sur le plan thématique, il est très proche de Captain America : Le Soldat de l’Hiver (Anthony et Joe Russo, 2014), mais il s’en écarte grâce à l’attention presque intimiste qu’il porte aux êtres ordinaires, là où les frères Russo se focalisent sur le caractère mythique du Captain.
Linéaire, à l’image du train, le récit ne court pas de manière effrénée après l’action. En lieu et place de surenchère visuelle, Yeong Sang-ho orchestre savamment, et avec bonheur, l’enchaînement des séquences d’action. Toutes singulières, exploitant à merveille les décors propres à chaque voiture comme autant de niveaux d’un jeu de plateforme, elles offrent chacune une situation morale différent des autres : ainsi, Sok-woo n’hésitera pas, dans un premier temps, à bloquer le passage aux autres passagers pour se protéger des zombies qui arrivent, tandis que dans une autre séquence, un jeune sportif refusera de frapper ses anciens camarades atteints par le fléau.
Ce souci de singulariser chaque séquence, de lui donner un rôle bien particulier au sein d’un édifice narratif et esthétique plus global, se manifeste encore plus clairement dans le traitement des personnages secondaires. À vrai dire, si Sok-woo et Soo-an semblent se détacher un peu plus des autres passagers, on ne peut pas les qualifier de « personnages principaux », encore moins de « héros », tant le récit s’attelle à montrer la diversité des points de vue. Dans un monde où la masse, née des errements de l’individualisme prônée à tout va, détruit tout sur son passage, seuls les petits groupes, à échelle humaine, peuvent survivre de manière efficace. Loin de se focaliser sur une figure de sauveur, Dernier Train pour Busan explore, avec brio, la manière dont des destins divergents, parfois opposés, doivent s’accorder pour sauvegarder ce qu’il y a d’humain en nous.
Dernier Train pour Busan, de Yeong Sang-ho, 2016
Maxime