Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #19

Par Artemissia Gold @SongeD1NuitDete

CHAPITRE 19

Le soleil ne s’était pas encore levé lorsque Gabriel fut réveillé par les gémissements de Rose. Encore vaseux, il alluma avec des gestes incertains la lampe à huile posée à ses côtés. La flammèche dissipa après quelques soubresauts l’obscurité et révéla ce qu’il régnait. La jeune fille, le visage affreusement pâle, tremblait malgré la sueur qui détrempait son front. En posant sa main sur ce dernier, Gabriel poussa un juron suffisamment sonore pour alerter Grégoire resté dans la cuisine. Déjà debout depuis une bonne demi-heure, il lâcha la cafetière et se précipita dans le couloir glacial. Au moment où il pénétra dans la chambre, l’immortel ôtait les pansements souillés du dos de Rose. Grégoire resta figé sur le seuil en découvrant en même temps que Gabriel les plaies infectées à vif.

— Oh mon Dieu…, murmura l’ecclésiastique.

— Allez chercher votre guérisseuse !

 Grégoire ne se le fit pas répéter deux fois. Il jeta son manteau sur ses épaules et sortit dans le froid glacial. Penché au dessus de sa protégée, Gabriel s’efforçait de retirer chaque compresse collée à la peau meurtrie avec une infinie douceur. Mais chacun de ses gestes, aussi tendres soient-ils, arrachaient à Rose une plainte de douleur. Il serra lui-même les dents quand il arriva à la lacération la plus profonde entre ses deux omoplates. Un cri étouffé par l’oreiller échappa à la jeune fille quand le pansement fut retiré et que la plaie se remit aussitôt à saigner.

Redoublant d’attentions en attendant le retour de Grégoire, l’immortel s’afféra à nettoyer au mieux les blessures et à rafraîchir le front brulant de Rose. Cette dernière, affaiblie et perdue dans une semi-inconscience, ne répondait à aucune de ses sollicitations. Ce simple fait suffit à inquiéter sérieusement Gabriel.

— Que fait ce fichu prêtre ! râla-t-il pour lui-même en consultant la pendule accrochée au mur.

Grégoire avait fait au plus vite. Une demi-heure seulement après son départ, il franchissait de nouveau le seuil de la porte. Son anxiété et ses gestes désordonnés contrastaient avec le calme de celle qui l’accompagnait et qui resta dans l’ombre du couloir jusqu’à ce qu’on lui fasse signe de rentrer dans la chambre. Pourtant, malgré l’invitation du prêtre, Annwenn marqua un temps d’hésitation avant de s’avancer dans la lumière incertaine de la pièce. Quand elle se décida enfin, Gabriel remarqua aussitôt la mine blafarde de la guérisseuse qui n’avait rien à envier à celle de Rose. La nuit avait dû être passablement longue pour elle aussi. Elle se tint à bonne distance du lit, observant d’un air effaré l’état de l’adolescente inconsciente.

— Je vous en prie, Annwenn, essayez de faire quelque chose, la supplia le prêtre face à son immobilisme prolongé.

La jeune femme sembla ne pas avoir entendu et coula un regard froid en direction de Gabriel, assis au bord du lit.

— C’est vous qui avez forcé ma porte cette nuit ?

— Comme vous pouvez le voir : j’avais une excellente raison de le faire.

Il se retint de demander où elle avait passer la soirée alors que tout être sensé – en dehors de sa fine équipe – aurait dû se calfeutrer à la nuit tombée.

— Qui est-ce ? demanda-t-elle en désignant Rose du menton.

— Ce ne sont pas vos affaires.

Le ton fut si sec que Grégoire, connaissant le tempérament teigneux de la guérisseuse, intervint avant de la voir faire volte face à la seconde :

— Ce n’est encore qu’une enfant, Annwenn. Si vous ne faites rien, elle ne survivra pas.

Celle-ci resta encore de marbre de longues secondes, son regard s’attardant aussi bien sur Rose que sur Gabriel. Puis, enfin, elle se décida à approcher et à poser sa sacoche sur la table de nuit avec une telle brusquerie qu’elle manqua de renverser la lampe. Elle ôta son manteau avec la même mauvaise humeur.

— Sachez, Monsieur Voltz, que je n’apprécie pas vos manières de faire. Ma maison n’est pas un hall de gare où le tout venant peut s’introduire librement.

— Vous m’en voyez navré. Je tacherai d’aller me confesser dès que vous aurez sauvé cette jeune fille.

Gabriel ignora le coup d’œil désapprobateur de Grégoire.

— Qu’est-ce que vous croyez ? Que je soigne ce genre de chose tous les jours ? Je ne suis pas magicienne ! s’agaça-t-elle en fouillant dans sa besace pour y dénicher tout ce qu’elle avait jugé opportun compte tenu de ce que lui avait raconté le prêtre.

Ce dernier n’avait pas fait de mystère au sujet de l’attaque, mais ne s’était pas éterniser sur l’identité de Rose. Malgré son caractère bourru, il savait qu’il pouvait faire confiance à la discrétion de la guérisseuse, plus sensible au sort de ses semblables qu’elle voulait bien le laisser paraître. Néanmoins, valait mieux ne pas tenter le diable et ne pas ébruiter inutilement la présence de la jeune fille dans le village. Annwenn observa avec attention les blessures sans toutefois s’asseoir sur le bord du lit ou même effleurer Rose comme si elle craignait une quelconque contagion. Ce pseudo examen dura suffisamment pour vriller les nerfs de Gabriel, debout de l’autre côté du lit.

— Vous attendez quoi au juste ? Que la terre dégèle pour qu’on aille creuser sa tombe ?

— J’attends que vous sortiez ! répliqua-t-elle avec la même agressivité.

— Sûrement pas !

— Si vous ne me faites pas confiance, pourquoi m’avoir fait appeler ?

Gabriel lâcha un ricanement défait en posant son regard sur le visage encore enfantin de Rose, vidé de sa vitalité habituelle. Avait-il vraiment le choix ? Il se mura dans un silence hostile et encouragea la guérisseuse à œuvrer à sa guise d’un geste de la main.

— Appliquez-lui cet onguent pendant que je prépare une décoction qui ferait tomber la fièvre et l’aidera à combattre l’infection.

Elle lança à Gabriel, par-dessus le corps inerte de Rose, un flacon contenant un liquide épais qui fit froncer le nez de l’immortel lorsqu’il devisa le bouchon de liège.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Pas le temps de vous faire un cours. Faites ce que je vous dis ! répliqua la jeune femme en disparaissant dans le couloir pour rejoindre la cuisine.

Les lèvres pincées de s’être fait envoyer paître aussi vertement, Gabriel hésita un moment entre lui emboiter le pas pour lui envoyer à la figure sa mixture ou passer injustement ses nerfs sur Grégoire qui n’avait rien dit et rien demandé. Ce fut le réveil de Rose, sortie soudain de son inconscience, qui balaya ses deux options totalement inutiles, mais qui aurait eu le mérite de détourner son angoisse quelques minutes. L’adolescente très affaiblie ouvrit péniblement des yeux brillants de fièvre et l’appela d’une voix si faible que Gabriel mit un moment à réaliser qu’elle venait pour la première fois de prononcer son prénom. En trois mois, elle avait eu recours à divers stratagèmes pour ne pas le nommer ou, lorsqu’elle le faisait, c’était toujours de manière détournée pour ne pas dire « Monsieur », trop pompeux pour elle. Elle usait et abusait de périphrases qu’il n’était pas censé entendre, pas vraiment flatteuses, mais toujours pleines d’imagination. Gabriel donna l’onguent à Grégoire et s’installa au chevet de l’adolescente dont il écarta les boucles collées à son front brulant.

— Tout va bien se passer… Tu seras bientôt remise sur pied, chuchota-t-il non loin de son oreille tandis que Grégoire prenait l’initiative d’appliquer la mixture sur les plaies.

A peine l’avait-il effleurée qu’elle se raidit et empoigna la main de Gabriel à sa portée pour ne plus la lâcher. L’opération fut autant une séance de torture pour elle que pour le prêtre. Trop sensible à la souffrance des autres, Grégoire débita machinalement toutes les prières de son répertoire à voix basse pendant qu’il étalait du bout des doigts la substance visqueuse à l’odeur nauséabonde. Rose manqua à plusieurs reprises de prendre à nouveau connaissance. Il avait quasiment fini lorsqu’Annwenn revint un gobelet à la main qui lui non plus ne se distinguait pas par son parfum alléchant. Elle contourna le lit pour le laisser terminer et tendit la décoction à Gabriel. Après quelques essais infructueux pour aider la jeune fille à se redresser sans la faire hurler, il parvint à porter le gobelet à ses lèvres bleuies et sèches. Rose s’étrangla dès la première gorgée tant le goût était détestable. Une quinte de toux des plus mal venue lui donna la sensation d’être déchiquetée de toute part et d’être incapable de reprendre son souffle.

— Elle doit la prendre en entier, insista Annwenn devant le regard impuissant de Gabriel.

L’adolescente refusait de boire, protestait malgré sa faiblesse et, quand son regard se posa sur la guérisseuse, se mit même à l’accuser de vouloir l’empoisonner. Pas moins d’un quart d’heure fut nécessaire à Gabriel pour parvenir à lui administrer le remède. La force de sa persuasion n’aboutissant à rien, il dut quelque peu mettre de côté son empathie pour la jeune fille et faire preuve d’une poigne bien moins tendre pour la convaincre d’avaler gorgée par gorgée le contenu du gobelet.  Vaincue et épuisée, Rose s’effondra en pleurs, le visage dans l’oreiller. Elle sanglota un moment malgré les caresses réconfortantes qu’elle sentait sur ses cheveux et finit par céder à la torpeur qui l’envahissait peu à peu.

— Elle va dormir un bon bout de temps. Son corps a besoin de repos pour se régénérer, expliqua Annwenn.

La nouvelle rassura presque Grégoire. Cette séance éprouvante l’avait ébranlé.

— Je… je dois me préparer pour l’office du matin, annonça-t-il avec soulagement en consultant l’heure. Tâchez de ne pas vous étriper avant mon retour…

Le prêtre parti, l’adolescente endormie, Gabriel se trouva devant une évidence qui le laissa perplexe. Pour la première fois depuis longtemps, la présence d’une femme pourtant charmante lui donnait davantage des envies de meurtres que de tenter une quelconque approche de séduction. Pourtant, le procédé, même fourbe, lui avait déjà permis très souvent d’extirper des informations aux plus récalcitrantes. Là, c’était peine perdue : autant se jeter nu dans un buisson d’orties. Aussi, ne passa-t-il pas par quatre chemins pour poser la question qui le taraudait.

— Pourquoi avez-vous de l’alconit chez vous et étiqueté sous un faux nom qui plus est ? l’interrogea-t-il de but en blanc en s’installant confortablement dans le fauteuil où il avait passé une partie de la nuit.

Si Annwenn fut surprise par la question, elle n’en montra rien. Debout au pied du lit, les bras largement écartés sur le montant, elle adressa un regard imperméable à son interlocuteur.

— Heureusement pour vous parce que si je n’en avais pas eu sous la main, votre… amie n’aurait eu que quelques heures à vivre, répondit-elle avec un calme aussi désarmant que ces paroles pouvaient être inquiétantes.

Jusque là assis de manière désinvolte, Gabriel se redressa comme un diable, son attention toute entière tournée vers Rose. Bien que sa respiration fût encore irrégulière, elle dormait paisiblement.

 — L’alconit est un poison pour l’homme, réagit-il enfin aux paroles de la guérisseuse. S’il lui arrive quoi que ce soit…

— Ne vous emballez pas. La plante a été mélangée à un autre ingrédient de mon cru. La combinaison des deux devrait venir à bout de l’infection. Elle n’a pas été mordue : c’est déjà ça. Le problème aurait été bien plus grave.

— Comment connaissez-vous l’existence de ces créatures ?

— Et vous ?

— C’est moi qui pose les questions.

Annwenn se raidit sous le ton péremptoire et prit une attitude altière à la limite du dédain.

— Eh bien, posez toutes les questions que vous voulez, Monsieur Voltz. Quant aux réponses, vous pouvez vous asseoir dessus. En attendant que votre jeune protégée se réveille, je crois que je préfère encore les sermons du père Anselme à votre compagnie.

Sur cette conclusion, la jeune femme se dirigea d’un pas volontaire vers la porte. Gabriel ne comptait pas la retenir, mais au moment où elle s’apprêtait à franchir le seuil, une question lui traversa l’esprit.

— Annwenn ? Vous ne voulez pas savoir s’il y a eu d’autres victimes ?

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CHAPITRE 19

Le soleil ne s’était pas encore levé lorsque Gabriel fut réveillé par les gémissements de Rose. Encore vaseux, il alluma avec des gestes incertains la lampe à huile posée à ses côtés. La flammèche dissipa après quelques soubresauts l’obscurité et révéla ce qu’il régnait. La jeune fille, le visage affreusement pâle, tremblait malgré la sueur qui détrempait son front. En posant sa main sur ce dernier, Gabriel poussa un juron suffisamment sonore pour alerter Grégoire resté dans la cuisine. Déjà debout depuis une bonne demi-heure, il lâcha la cafetière et se précipita dans le couloir glacial. Au moment où il pénétra dans la chambre, l’immortel ôtait les pansements souillés du dos de Rose. Grégoire resta figé sur le seuil en découvrant en même temps que Gabriel les plaies infectées à vif.

— Oh mon Dieu…, murmura l’ecclésiastique.

— Allez chercher votre guérisseuse !

 Grégoire ne se le fit pas répéter deux fois. Il jeta son manteau sur ses épaules et sortit dans le froid glacial. Penché au dessus de sa protégée, Gabriel s’efforçait de retirer chaque compresse collée à la peau meurtrie avec une infinie douceur. Mais chacun de ses gestes, aussi tendres soient-ils, arrachaient à Rose une plainte de douleur. Il serra lui-même les dents quand il arriva à la lacération la plus profonde entre ses deux omoplates. Un cri étouffé par l’oreiller échappa à la jeune fille quand le pansement fut retiré et que la plaie se remit aussitôt à saigner.

Redoublant d’attentions en attendant le retour de Grégoire, l’immortel s’afféra à nettoyer au mieux les blessures et à rafraîchir le front brulant de Rose. Cette dernière, affaiblie et perdue dans une semi-inconscience, ne répondait à aucune de ses sollicitations. Ce simple fait suffit à inquiéter sérieusement Gabriel.

— Que fait ce fichu prêtre ! râla-t-il pour lui-même en consultant la pendule accrochée au mur.

Grégoire avait fait au plus vite. Une demi-heure seulement après son départ, il franchissait de nouveau le seuil de la porte. Son anxiété et ses gestes désordonnés contrastaient avec le calme de celle qui l’accompagnait et qui resta dans l’ombre du couloir jusqu’à ce qu’on lui fasse signe de rentrer dans la chambre. Pourtant, malgré l’invitation du prêtre, Annwenn marqua un temps d’hésitation avant de s’avancer dans la lumière incertaine de la pièce. Quand elle se décida enfin, Gabriel remarqua aussitôt la mine blafarde de la guérisseuse qui n’avait rien à envier à celle de Rose. La nuit avait dû être passablement longue pour elle aussi. Elle se tint à bonne distance du lit, observant d’un air effaré l’état de l’adolescente inconsciente.

— Je vous en prie, Annwenn, essayez de faire quelque chose, la supplia le prêtre face à son immobilisme prolongé.

La jeune femme sembla ne pas avoir entendu et coula un regard froid en direction de Gabriel, assis au bord du lit.

— C’est vous qui avez forcé ma porte cette nuit ?

— Comme vous pouvez le voir : j’avais une excellente raison de le faire.

Il se retint de demander où elle avait passer la soirée alors que tout être sensé – en dehors de sa fine équipe – aurait dû se calfeutrer à la nuit tombée.

— Qui est-ce ? demanda-t-elle en désignant Rose du menton.

— Ce ne sont pas vos affaires.

Le ton fut si sec que Grégoire, connaissant le tempérament teigneux de la guérisseuse, intervint avant de la voir faire volte face à la seconde :

— Ce n’est encore qu’une enfant, Annwenn. Si vous ne faites rien, elle ne survivra pas.

Celle-ci resta encore de marbre de longues secondes, son regard s’attardant aussi bien sur Rose que sur Gabriel. Puis, enfin, elle se décida à approcher et à poser sa sacoche sur la table de nuit avec une telle brusquerie qu’elle manqua de renverser la lampe. Elle ôta son manteau avec la même mauvaise humeur.

— Sachez, Monsieur Voltz, que je n’apprécie pas vos manières de faire. Ma maison n’est pas un hall de gare où le tout venant peut s’introduire librement.

— Vous m’en voyez navré. Je tacherai d’aller me confesser dès que vous aurez sauvé cette jeune fille.

Gabriel ignora le coup d’œil désapprobateur de Grégoire.

— Qu’est-ce que vous croyez ? Que je soigne ce genre de chose tous les jours ? Je ne suis pas magicienne ! s’agaça-t-elle en fouillant dans sa besace pour y dénicher tout ce qu’elle avait jugé opportun compte tenu de ce que lui avait raconté le prêtre.

Ce dernier n’avait pas fait de mystère au sujet de l’attaque, mais ne s’était pas éterniser sur l’identité de Rose. Malgré son caractère bourru, il savait qu’il pouvait faire confiance à la discrétion de la guérisseuse, plus sensible au sort de ses semblables qu’elle voulait bien le laisser paraître. Néanmoins, valait mieux ne pas tenter le diable et ne pas ébruiter inutilement la présence de la jeune fille dans le village. Annwenn observa avec attention les blessures sans toutefois s’asseoir sur le bord du lit ou même effleurer Rose comme si elle craignait une quelconque contagion. Ce pseudo examen dura suffisamment pour vriller les nerfs de Gabriel, debout de l’autre côté du lit.

— Vous attendez quoi au juste ? Que la terre dégèle pour qu’on aille creuser sa tombe ?

— J’attends que vous sortiez ! répliqua-t-elle avec la même agressivité.

— Sûrement pas !

— Si vous ne me faites pas confiance, pourquoi m’avoir fait appeler ?

Gabriel lâcha un ricanement défait en posant son regard sur le visage encore enfantin de Rose, vidé de sa vitalité habituelle. Avait-il vraiment le choix ? Il se mura dans un silence hostile et encouragea la guérisseuse à œuvrer à sa guise d’un geste de la main.

— Appliquez-lui cet onguent pendant que je prépare une décoction qui ferait tomber la fièvre et l’aidera à combattre l’infection.

Elle lança à Gabriel, par-dessus le corps inerte de Rose, un flacon contenant un liquide épais qui fit froncer le nez de l’immortel lorsqu’il devisa le bouchon de liège.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Pas le temps de vous faire un cours. Faites ce que je vous dis ! répliqua la jeune femme en disparaissant dans le couloir pour rejoindre la cuisine.

Les lèvres pincées de s’être fait envoyer paître aussi vertement, Gabriel hésita un moment entre lui emboiter le pas pour lui envoyer à la figure sa mixture ou passer injustement ses nerfs sur Grégoire qui n’avait rien dit et rien demandé. Ce fut le réveil de Rose, sortie soudain de son inconscience, qui balaya ses deux options totalement inutiles, mais qui aurait eu le mérite de détourner son angoisse quelques minutes. L’adolescente très affaiblie ouvrit péniblement des yeux brillants de fièvre et l’appela d’une voix si faible que Gabriel mit un moment à réaliser qu’elle venait pour la première fois de prononcer son prénom. En trois mois, elle avait eu recours à divers stratagèmes pour ne pas le nommer ou, lorsqu’elle le faisait, c’était toujours de manière détournée pour ne pas dire « Monsieur », trop pompeux pour elle. Elle usait et abusait de périphrases qu’il n’était pas censé entendre, pas vraiment flatteuses, mais toujours pleines d’imagination. Gabriel donna l’onguent à Grégoire et s’installa au chevet de l’adolescente dont il écarta les boucles collées à son front brulant.

— Tout va bien se passer… Tu seras bientôt remise sur pied, chuchota-t-il non loin de son oreille tandis que Grégoire prenait l’initiative d’appliquer la mixture sur les plaies.

A peine l’avait-il effleurée qu’elle se raidit et empoigna la main de Gabriel à sa portée pour ne plus la lâcher. L’opération fut autant une séance de torture pour elle que pour le prêtre. Trop sensible à la souffrance des autres, Grégoire débita machinalement toutes les prières de son répertoire à voix basse pendant qu’il étalait du bout des doigts la substance visqueuse à l’odeur nauséabonde. Rose manqua à plusieurs reprises de prendre à nouveau connaissance. Il avait quasiment fini lorsqu’Annwenn revint un gobelet à la main qui lui non plus ne se distinguait pas par son parfum alléchant. Elle contourna le lit pour le laisser terminer et tendit la décoction à Gabriel. Après quelques essais infructueux pour aider la jeune fille à se redresser sans la faire hurler, il parvint à porter le gobelet à ses lèvres bleuies et sèches. Rose s’étrangla dès la première gorgée tant le goût était détestable. Une quinte de toux des plus mal venue lui donna la sensation d’être déchiquetée de toute part et d’être incapable de reprendre son souffle.

— Elle doit la prendre en entier, insista Annwenn devant le regard impuissant de Gabriel.

L’adolescente refusait de boire, protestait malgré sa faiblesse et, quand son regard se posa sur la guérisseuse, se mit même à l’accuser de vouloir l’empoisonner. Pas moins d’un quart d’heure fut nécessaire à Gabriel pour parvenir à lui administrer le remède. La force de sa persuasion n’aboutissant à rien, il dut quelque peu mettre de côté son empathie pour la jeune fille et faire preuve d’une poigne bien moins tendre pour la convaincre d’avaler gorgée par gorgée le contenu du gobelet.  Vaincue et épuisée, Rose s’effondra en pleurs, le visage dans l’oreiller. Elle sanglota un moment malgré les caresses réconfortantes qu’elle sentait sur ses cheveux et finit par céder à la torpeur qui l’envahissait peu à peu.

— Elle va dormir un bon bout de temps. Son corps a besoin de repos pour se régénérer, expliqua Annwenn.

La nouvelle rassura presque Grégoire. Cette séance éprouvante l’avait ébranlé.

— Je… je dois me préparer pour l’office du matin, annonça-t-il avec soulagement en consultant l’heure. Tâchez de ne pas vous étriper avant mon retour…

Le prêtre parti, l’adolescente endormie, Gabriel se trouva devant une évidence qui le laissa perplexe. Pour la première fois depuis longtemps, la présence d’une femme pourtant charmante lui donnait davantage des envies de meurtres que de tenter une quelconque approche de séduction. Pourtant, le procédé, même fourbe, lui avait déjà permis très souvent d’extirper des informations aux plus récalcitrantes. Là, c’était peine perdue : autant se jeter nu dans un buisson d’orties. Aussi, ne passa-t-il pas par quatre chemins pour poser la question qui le taraudait.

— Pourquoi avez-vous de l’alconit chez vous et étiqueté sous un faux nom qui plus est ? l’interrogea-t-il de but en blanc en s’installant confortablement dans le fauteuil où il avait passé une partie de la nuit.

Si Annwenn fut surprise par la question, elle n’en montra rien. Debout au pied du lit, les bras largement écartés sur le montant, elle adressa un regard imperméable à son interlocuteur.

— Heureusement pour vous parce que si je n’en avais pas eu sous la main, votre… amie n’aurait eu que quelques heures à vivre, répondit-elle avec un calme aussi désarmant que ces paroles pouvaient être inquiétantes.

Jusque là assis de manière désinvolte, Gabriel se redressa comme un diable, son attention toute entière tournée vers Rose. Bien que sa respiration fût encore irrégulière, elle dormait paisiblement.

 — L’alconit est un poison pour l’homme, réagit-il enfin aux paroles de la guérisseuse. S’il lui arrive quoi que ce soit…

— Ne vous emballez pas. La plante a été mélangée à un autre ingrédient de mon cru. La combinaison des deux devrait venir à bout de l’infection. Elle n’a pas été mordue : c’est déjà ça. Le problème aurait été bien plus grave.

— Comment connaissez-vous l’existence de ces créatures ?

— Et vous ?

— C’est moi qui pose les questions.

Annwenn se raidit sous le ton péremptoire et prit une attitude altière à la limite du dédain.

— Eh bien, posez toutes les questions que vous voulez, Monsieur Voltz. Quant aux réponses, vous pouvez vous asseoir dessus. En attendant que votre jeune protégée se réveille, je crois que je préfère encore les sermons du père Anselme à votre compagnie.

Sur cette conclusion, la jeune femme se dirigea d’un pas volontaire vers la porte. Gabriel ne comptait pas la retenir, mais au moment où elle s’apprêtait à franchir le seuil, une question lui traversa l’esprit.

— Annwenn ? Vous ne voulez pas savoir s’il y a eu d’autres victimes ?