Regard interdit

Par Balndorn

Le présentateur du freak show attise les désirs de voir celle qui fut un « Oiseau de paradis ». Mais au moment de révéler le visage de sa tragique destinée, la caméra plonge dans le bassin où se trouve la créature et, fondu enchaîné, voilà l'Oiseau de paradis de retour sur scène, quelques temps plus tôt, enchaînant les pirouettes sur son trapèze.  
La séquence d'ouverture de La Monstrueuse parade (Freaks), le film culte de Tod Browning qui ressort dans une version restaurée en salles, rend problématique dès le début la question de la représentation et des limites du regard. Cette plongée en travelling figure l'exact inverse de l'image  de la Vérité sortant du puits ; ici, c'est le spectateur, et son désir morbide de voir la créature monstrueuse, à l'image de cette bonne bourgeoise qui s'évanouit de frayeur, qui s'enfonce au fond du puits, dans les profondeurs de la psyché humaine.  

Formellement, La Monstrueuse parade opère une subversion par l'image du récit classique, qui prend le pas en ces débuts du cinéma parlant sur la perfection plastique que cherchaient les derniers films muets. Si l'histoire est très classique – celle d'un mari jaloux qui cherche à se venger de son épouse, on est là dans un certain univers du vaudeville –, elle est cependant perturbée par des images qui contredisent la platitude des dialogues échangés.  
Une scène, burlesque et dérangeante à la fois, frappe le spectateur. Un homme, Mr Rogers, demande la main d'une siamoise, Violet, dont la sœur, Daisy, qui participe naturellement à la scène, est déjà mariée à Rosco. Les deux sœurs acceptent ce mariage avec plaisir, quand survient Rosco, qui lui aussi accepte volontiers Mr Rogers. Pour conclure cette affaire, il lui propose généreusement de « venir les voir de temps à autre ». Or, le choix d'un cadrage serré et d'une composition triangulaire, avec les sœurs siamoises au centre et leurs époux respectifs des deux côtés, trouble cette banale formule de politesse. Elle en devient comique, par le simple fait que Rosco et Mr Rogers se verront sans cesse par l'entremise de leurs épouses, et en même temps gênante, car on mesure toute la difficulté qu'il y a à exister en tant qu'individu pour des sœurs siamoises.
C'est une telle situation paradoxale que vise La Monstrueuse parade. Une esth-éthique du bizarre, de l'inquiétante étrangeté, où l'image contredit le récit, où la plastique déforme la logique. Par cette esth-éthique, Tod Browning se place à la conjonction du parlant et du muet. Du parlant, il emprunte le caractère plus réaliste et l'efficacité narrative ; du muet, il garde la puissance des images, porteuses à elles seules d'un sens non-verbal, d'une énergie latente, menaçante, qui trouve son apogée dans les trognes en clair-obscur des monstres – nains, hommes-troncs, microcéphales et autres créatures – qui pourchassent de nuit, en pleine tempête, les êtres qui les ont humiliés.
             
Avant l'imposition du code Hayes en 1934, ce fameux code moral qui va régenter pendant une trentaine d'années le contenu et la forme des productions de l'âge classique d'Hollywood, La Monstrueuse parade fait ainsi montre d'une liberté pour le moins provocatrice. En brouillant la logique du récit et en privilégiant la force plastique des plans, le film renvoie le public à son propre regard, mis en crise par des images qui perturbent son confort habituel.  
Le fait qu'à la fin, la caméra revienne à nouveau, avec le même travelling, sur le bassin où se tapit la créature dont nous avons vue la déchéance dans ce long flash-back qu'est le cœur du récit, transforme cette image en véritable miroir moral et social. Le plan qui présente la créature, court et expressif à la manière d'un jump cut, renvoie à la propre violence que celle-ci, sous sa forme d'« Oiseau de paradis », infligeait au généreux nain Hans. La vengeance des monstres, pour horrible qu'elle soit, a pour corollaire la violence des gens dits « normaux », qui prennent plaisir à les humilier et à les marginaliser.  
La monstruosité se trouve donc déplacée. S'il existe une monstruosité physique, que la première partie prend plaisir à explorer comme autant de vignettes savoureuses et bizarres, il en est une encore plus subtile, parfaitement ancrée dans les normes sociales : la monstruosité morale, qui tire son plaisir de l'oppression des faibles. Monstres et gens normés, petits et grands, femmes et hommes... La parade en question est aussi celle d'un mal banalisé. Et qui, dans cette Amérique de 1932 dévorée par la Grande Dépression, pousse à la révolte violente.  

                                                  

La Monstrueuse parade, de Tod Browning, 1932  
Maxime