La fleur et la photo

Par Balndorn


Sans le revendiquer, Kiyoshi Kurosawa a adapté, pour Le Secret de la chambre noire, le fameux Portrait ovale d’Edgard Poe. Comme le romancier américain, le cinéaste japonais parvient au même constat, glaçant : par nature, l’image tend à dévorer l’être.  

Photo vampire  
« Une partie de l’être s’imprime sur le daguerréotype. C’est la seule vraie photographie », ne cesse de répéter Stéphane (Olivier Gourmet). Le vieux photographe, reclus dans son manoir de la banlieue parisienne, réitère inlassablement le même rituel : faire poser sa fille, Marie (Constance Rousseau), pendant plus d’une heure, à seule fin d’en figer le geste – pour l’éternité.
Dans cette immense chambre noire qu’est le manoir transitent des flux d’être. Hanté par le spectre de sa femme (Valérie Sibilia) et obnubilé par le désir d’immortalité, Stéphane transforme la spontanéité et le mouvement permanent de la vie en images à la beauté mortifère, d’où les couleurs se sont enfuies.
À l’inverse, la virginale Marie, sacrifiée sur l’autel de la Beauté, prend pour modèle la croissance délicate et secrète des plantes. « On ne voit pas les plantes bouger à l’œil nu ; mais quand on les regarde attentivement, on voit tous leurs mouvements », dit-elle à un responsable du Jardin des Plantes. Alors que son père immobilise ses modèles pour soixante à soixante-dix minutes – adorant photographier les morts, degré suprême vers lequel tend sa photographie –, Marie préfère passer ce temps-là à découvrir la vie se mouvoir. Face à la folie métaphysique qui dévore son père, elle propose une image modeste, en harmonie avec les cycles naturels.  
L’impossible discours  
Sur cette question du formalisme se séparent Le Secret de la chambre noire et The Neon Demon (Nicolas Winding Refn, 2016), aux thématiques très proches. S’il y a bien une veine fantastique qui irrigue le film de Kurosawa, celle-ci reste en mode mineur, dans une mise en scène minimaliste. Au contraire, Winding Refn explore la matière même de l’image : par une panoplie de couleurs saturées, de clairs-obscurs et de clignotements, le réalisateur danois parvient à exprimerde manière sensorielle le caractère vampirique de l’image.  
Sans s’aventurer aussi loin, Kurosawa met en scène le statut ambigu de l’image, et en particulier de l’image cinématographique. Le personnage de Jean (Tahar Rahim) sert de révélateur à ce qui se trame dans les ténèbres. Lui et Stéphane s’opposent sur l’interprétation des signes : une porte qui s’ouvre, un luminaire qui se balance, des lumières qui s’éteignent, une présence floue dans la profondeur du champ… Autant de ressorts classiques du cinéma fantastique qui ne cherchent pas à faire peur, mais à revenir à la définition même du cinéma : un art du visible et de l’invisible, du montré et du caché.  
Essentiellement habitée par une présence/absence, les images photographiques et cinématographique se situent toujours dans un en-deçà, ou un au-delà, du discours rationnel. On ne peut pas réduire la polyphonie des sensations qu’elles libèrent en l’encadrant dans un cadre logique, de la même manière que le cadre de verre que pose Stéphane sur ces photos ne parvient pas à étouffer les cris de terreur muets que dégagent les yeux de ses victimes.  
Avec des films comme The Neon Demon, Le Secret de la chambre noire et une ribambelle de films fantastiques, on comprend que le cinéma est un art fantasmatique : il est l’art de ne dévoiler que ce qui nourrit les fantasmes.  
     
Le Secret de la chambre noire, de Kiyoshi Kurosawa, 2017
Maxime