(Note de lecture) František Halas et Bohdan Chlíbec, par Paul Laborde

Par Florence Trocmé

À quiconque nous demanderait d'expliquer notre amour pour la poésie tchèque, nous serions tenté de répondre : la brutalité des contrastes. Mais d'emblée, il faudrait tempérer voire, et ce n'est pas un problème, se contredire : la douceur des contrastes. Ou la brutalité de la douceur. Ou la douceur de - etc. Peut-être notre amour naît-il aussi de cette lecture qui se mord la queue et finit par rire de ses contradictions et de son ridicule. Oui, la grossièreté tchèque est drôlement fine. Les éditions fissile l'ont compris et participent activement (devrait-on dire militent ?) à la diffusion de cette littérature dont tous les amateurs connaissent jusqu'au fond de leurs os la beauté noire et s'étonnent qu'elle ne reçoive une écoute plus attentive ici.
František Halas
Erika Abrams à qui l'on doit déjà d'indispensables traductions de Havel, Hejda, Holan, Patočka ou Deml (1) s'est occupée de ce Alors quoi ?, recueil posthume comprenant quatorze poèmes écrits entre 1945 et 1949 et de ces Fragments choisis par Ludvík Kundera dans les manuscrits, cahiers et bloc-notes des années 40. Dès l'ouverture, " la foi a mis les voiles " - mais on ne sait pas encore si ce départ est pour le poète synonyme de soulagement ou de lourdeur. Bien entendu : il ne saurait s'agir de choisir entre les deux. Tout au contraire, c'est un basculement perpétuel entre enfoncement dans la douleur absurde et recul ludique face à la vie qui opère de strophe en strophe :
D'une vieille beauté le jeune chagrin
et serait-ce
d'un vieux chagrin la beauté jeune
sur la calotte cabossée du poème
noir de fumée
Au milieu de l'incertitude et des contradictions : à qui faire confiance ? " Éclatants et effrayants sont les yeux / bouts des fils de la vie / les yeux qui attendent ". Serait-ce le corps qui nous trahit ? Ou plutôt, faut-il comprendre que l'œil, organe intellectuel par définition, trompe à la mesure de la confiance qu'il suscite - libère à la mesure du soupçon qu'il suggère ? Retenons surtout que le poète l'affirme : il n'est pas dupe. Et sa lucidité ne l'empêche nullement de jouer - seulement sans doute faut-il alerter régulièrement la langue qui tend à se piéger toute seule : " vas-y choisis /et ne te fais pas avoir poésie / On connaît la chanson / pleine de syllabes ". Comme pour mieux se défendre des attaques, Halas appelle, provoque, génère un éboulement de langue, un effondrement des syntagmes qui s'éclatent mutuellement :
Elle était S'pas Entre rouille et fumeuse
L'œil vacant À fouiner
et pour elle quelqu'un chantait
Une musique s'élabore à coup de déséquilibres. Un ethos sciemment bancal, voilà ce que propose Halas, car sa confiance croît à proportion de la chute : " J'en voudrais un comme ça / Déclencher d'un mot une avalanche ".
Les fragments avancent le long de cette via media tourbillonnante, ou spiralique, ou chaotique - jamais loin de provoquer l'entorse : " infiltrations de larmes dans l'homme / jusqu'à tant qu'il rouille " ; " si le corps ne tient pas la longueur que l'âme y aille ". Le lecteur sourit de douleur et avec d'autant plus de joie qu'il laissera son corps (comme son âme) se faire bousculer par ce regard cru. Les renversements s'imposent à la chair du poète et les fulgurances s'enchaînent les unes aux autres sur des modes antagoniste ou conflictuel :
joie des funérailles tristesse de la naissance
et aller vider ma nostalgie
au long de ton organe trainant
*
décrépitude du corps la paume en pièce rapportée
la mort de l'autre sera pour nous un sursis
*
pouvoir des plantes des étoiles des pierres
dans la masse trapue des nuages
l'esprit captif de la basseur de la terre (Linda) dessus la
hautesse des cieux
Halas fait ce qu'il peut, et si cela ne lui semble pas grand-chose, c'est tout ce qu'il peut et pour cette seule raison, c'est un pouvoir sans fin - comme la peur qui se saisirait elle-même jusqu'à tenir une espèce de lucidité entre ses mains :
cette trame des chaînes
disance empruntée à la poésie
disette empruntée seulement à l'histoire
comme le mourant appelle sa mère
Le lecteur est régulièrement frappé (percuté, attaqué, cogné) par des visions violentes énoncées par ce qui ressemble à une froideur calme (désabusée ?). Il serait tentant de citer le livre entier tant il regorge d'évidences - tenons-nous à trois derniers éclats pour conclure :
Et que savez-vous du malheur insoucieux
de moins en moins-être (du cœur - des sens etc.)
le tremblement qui en est l'histoire
la colère le récit
l'envie la froidure etc.
*
Éclair - écureuil roux
l'enfer est réservé aux vivants
*
Éclair immobilisé une bonne heure dans le ciel
vu la brièveté du poème
Bohdan Chlíbec
Bohdan Chlíbec est né en Bohème du Nord en 1963 et vit à Prague depuis 1971. C'est un poète important qui publie peu : trois livres seulement dont un inédit en français. Les deux derniers sont donc regroupés dans le volume qui nous intéresse ici. Comme le titre peut le laisser entendre, Chambre obscure plonge le lecteur dans un espace clos et sombre, voire oppressant - mais jamais idéalisé pour autant : on est entourés de réalités matérielles, d'odeurs, d'objets anodins porteurs d'une tonalité singulière, on se cogne à l'armoire comme à la fenêtre, tous angles saillants. Lorsque le poète nous sort, l'air n'est pas libre et le jour se charge d'une impuissance qui menace l'ouverture, contraint les déplacements du corps :
Luge, neige et lumières et lumières.
Le soir gèle en profondeur.
L'obscurité est proche.
Du patin, il racle la glace, en arrache les feuilles mortes.
Essaie-t-il d'oublier ?
C'est à peine s'il visite le cimetière.
[...]
Tout semble profondément difficile, c'est-à-dire lourd par le fait même de la simplicité, pesant d'échecs vécus ou probables - toute peur est matérielle :
Problèmes de glaires en respirant la nuit :
l'image de la vie répandue
par les sécrétions salées des yeux de la fille.
Passent les chiffons propres
jusqu'aux dernières secondes
de l'enfer d'ici.
Mais on peut y survivre, dit-on.
Chlíbec rend compte d'une expérience et d'un regard marqués par les renversements. Le système de valeur se saborde lui-même, laissant la vie nue lutter avec ses propres dispositions à l'effondrement, par-delà espoir ou désespoir :
Il y a des moments où la vie
l'emporte sur sa propre interruption
et tous les jours restant sont ensuite mutilés
par une stupeur tragique.
Le poète ne s'épargne aucune vision, fut-elle infiniment tragique. Aussi peut-il ouvrir un poème par ce type de frappe, sèche et cinglante : " peut-être l'amour est-il extérieur aux êtres humains " - une interrogation qui pourrait presque accompagner toutes les pages du livre. Une cour en hiver déploie cette inquiétude avec plus de distance et peut-être plus de cynisme, chaque page offrant au lecteur un tableau désabusé de l'environnement de Chlíbec : " La genèse de décembre " (p. 59) est une pure perfection de poème, ne prétendant rien dire mais saisissant tout. Mort et vivant à la fois, c'est le cœur de cette opposition mis en mot. Des parenthèses viennent briser la fluidité à laquelle voudrait prétendre le regard. Nous ne sommes ni chez Hopper (le calme n'est pas dévitalisé), ni chez Lucian Freud (les corps ne sont ni magnétiques ni magnifiés). Peut-être se rapproche-t-on davantage d'Antonio Rotta : on pense à La mort du poussin et cette incompréhension froide et rigide dans le regard de la petite fille. Ailleurs ou plus loin, des femmes sont appelées pour la gravité (la pesanteur) de leur présence - corps maternel qu'il faut téter ou étreindre, refuge ou alcôve, elles dessinent surtout l'indice d'une vie où le terrible n'est ni nié ni combattu, mais, peut-être par le fait d'une innocence qui n'a plus rien de naïf, s'allège et se détruit dans l'évidence de la constatation :
Elles rêvent, timides, de servir un jour
ne serait-ce qu'en tant que cavités pulmonaires.
Déjà l'une d'elles dort ; une autre entend encore
le cerveau qui doucement pétille après l'apoplexie.
Chez Halas comme chez Chlíbec, on expérimente une rupture toujours déjà consommée entre l'homme et ce qu'il s'était autorisé à espérer du monde. Une rupture qui est aussi celles des tons, une autorisation qui est aussi celle du sentiment - mais celui-ci n'a pas la gravité naïve et romantique de la mélancolie ou du désespoir ; plutôt l'attaque cynique, post-baudelairienne, d'un monde plus mécanique encore qu'il y a deux siècles. Y a-t-il de l'humour ? Oui, parfois, sans doute, sous un masque sombre et sincère et peut-être est-ce une chose encore difficile à sentir pour le lecteur français, parfois handicapé par son esprit de sérieux. Et sûrement est-ce la raison pour laquelle nous en avons tant besoin.
Paul Laborde
1. cf. Le magnifique Lumière oubliée, fissile, 2015.
František Halas, Alors quoi ? suivi de Fragments , Fissile, 2016, traduit du tchèque par Erika Abrams, 72 p., 16€.
Bohdan Chlíbec, Une cour en hiver précédé de Une chambre obscure, Fissile, 2016, traduit du tchèque par Cédric Demangeot et Petr Zavadil (avec la participation de l'auteur), 103 p., 16 €
Lire trois poèmes extraits du livre de Bohdan Chlíbec