(Note de lecture) Pascal Commère, "Aumailles", par Gérard Cartier

Par Florence Trocmé

D’herbe et de cornes

Après celle consacrée à Ariane Dreyfus, Les Découvreurs publient une anthologie de poèmes de Pascal Commère qui donne à ceux qui ne le connaîtraient pas l’occasion de découvrir l’univers et l’écriture d’un des poètes les plus originaux d’aujourd’hui. Bien que cette collection ait une visée pédagogique (consacrée aux lauréats du prix des Découvreurs, décerné par des lycéens et des collégiens, elle se veut un outil pour introduire la poésie dans les classes), Pascal Commère n’en rabat aucunement, dans le choix de ses textes, sur son exigence habituelle.
L’exergue est empruntée à Philippe Jaccottet, qu’on ne s’attendait pas à voir présider à cet ensemble (« La difficulté n’est pas d’écrire, mais de vivre de telle manière que l’écrit naisse naturellement »), non plus qu’à lire dans la préface le nom d’Yves Bonnefoy. Mais, pour Pascal Commère comme pour eux, prime la présence au monde : « le poème naît au contact de la chose elle-même », du regard posé sur celle-ci. Ses poèmes témoignent donc toujours des circonstances de leur naissance, le plus souvent une déambulation dans un paysage de campagne ou de nature.
À suivre ce parcours (à peu près) chronologique, on est frappé par sa remarquable unité thématique. Si Pascal Commère a débuté par de petites proses tirant vers le fantastique ou manifestant l’étrangeté du quotidien (Les commis, Folle Avoine, 1982 ; Le temps qu’il fait, 2007), avant de trouver sa forme de prédilection – le poème en vers fortement articulé –, le monde rural est là dès l’origine. Sa poésie est d’abord une opération du regard, mais aucun des sens n’est oublié, tout y concourt, formes et couleurs, bruits, odeurs, toucher – ce geste qui lui est familier : agripper les graminées du bord du chemin, en faire monter les graines entre les doigts, belle métaphore du geste de l’écriture : les mots sont mal séparés des choses qu’ils désignent, elles les portent comme l’herbe le toupet des graines à son sommet. Un univers d’une grande présence, donc, concret, incarné, qui loin de faire retour à la poésie pastorale, ou même aux Géorgiques, est de notre siècle (les signes du présent abondent) et qui renouvelle notre perception de la campagne.
Dans sa préface, décrivant le mécanisme de l’écriture à l’œuvre chez lui, Pascal Commère souligne que l’origine du poème reste mystérieuse, qu’il n’est d’abord qu’« un magma de mots jetés sur le papier » et que la recherche de sens « ne vient que concomitamment, et jamais de façon préalable et délibérée ». L’un des aspects marquants de ses poèmes est le fait qu’ils progressent par juxtaposition de courtes notations. Au cours erratique de la promenade répond l’errance de la pensée au sein même du poème : celui-ci n’est pas entièrement dicté par le motif, il s’invente aussi dans le mouvement de l’écriture, dans une dialectique constante entre les mots (leur sens, leur matérialité) et la « petite musique » que leur enchaînement fait entendre.
Cette écriture, humble par le monde qu’elle embrasse, sans ostentation (« Je voudrais être (…) celui, avec des mots très petits, qui consigne / le monde, ses travaux… »), est pourtant extrêmement exigeante et très inventive, dans ses images (« l’initiale piquante des vipères »), dans son vocabulaire, qui va du familier au recherché (à commencer par le titre, aumailles, autant dire bêtes à cornes), et surtout dans sa construction. Elle est un peu, à la poésie de la nature, ce que le cubisme est à la figuration : une écriture de la rupture dans la continuité, obtenue par une ponctuation assez insistante (virgules, parenthèses, etc..), ainsi que par un système d’incises et d’inversions. Ce sont des poèmes qu’il faut lire sans se presser, au pas de la promenade, comme ils ont été écrits, en suivant les méandres de la pensée, agrippant les détails au passage et retrouvant ici et là le mètre paisible de l’alexandrin, si bien accordé au rythme naturel des bêtes aumailles : « ainsi vont lentement (écriture du soir) / les bêtes dont les yeux sont de la craie mouillée ». Un exemple, tiré d’une belle suite prélevée dans le recueil De l’humilité du monde chez les bousiers (Obsidiane, 1996, prix des Découvreurs) :
 
Ou ruisseaux comme vous, aller pas droit je pense,
parfois, ce serait bien dans la menthe en faisant semblant
de dormir pour mieux voir le rose d’une bête,
son nez sur l’eau qui boit, et les trous noirs
tremblant parce qu’une libellule ou un oiseau
sur une herbe se pose, ou, tout près, un remous
quelque chose qui bouge et, comme près d’ici,
habite le courant quand il fait chaud,
ou peut-être si la pluie, les mouches sur les bouses
près du taureau épais et ses bourses qui croulent
quand ses yeux baissent, et le soir,
avec les ombres l’herbe qui sent l’odeur
pas tout à fait des bêtes, et le blanc sale
des ombelles ouvertes ou pas complètement
– quand on tape dedans les graines, très vite,
font comme une fumée ou le vent, c’est pareil.
Ce serait bien, toujours, mais parfois une bête
pose sur l’eau son mufle – et c’est presque fini.
Il s’agit certes d’un parcours express dans l’œuvre de Pascal Commère ; on pourra regretter certaines absences (Sales mouches !, Atelier Rougier V., 1994) ; on aurait aimé un choix plus vaste ; mais la vertu de ces florilèges est de proposer, à peu de frais, le meilleur d’auteurs qu’on connaît mal et de donner l’envie d’en lire plus. Ce qu’on fera avec profit avec la grosse anthologie Des laines qui éclairent (Obsidiane / Le temps qu’il fait, 2012). L’initiative des Découvreurs est donc à saluer – et pas seulement dans les classes.
Gérard Cartier
Pascal Commère, Aumailles, Les Découvreurs, 2016. Lire ces extraits parus dans Poezibao.