"Vu du pont", d’Arthur Miller, mise en scène de Ivo van Hove

Publié le 24 mars 2017 par Pigiconi
La scène est une boîte, la disposition tri frontale en accentue l’enfermement. Suffocante. Nul besoin de décor, d’accessoire (il n’y aura qu’une chaise qu’il faudra lever d’une main, un genou à terre). Le huis-clos est total ! A la douche initiale, qui lave les corps gras, suant du travail rude des dockers newyorkais, répond celle, finale et sanguinolente, où se déversent autant d’amour que de haine, autant de trahisons que pas un seul mot ne saurait dire, autant de scandales que nul ne peut regarder de face sans tressaillir.

photo Thierry Depagne - Théâtre de l'Odéon


Il y a, chez les petites gens, de ces solidarités que, bien souvent, on ne sait reconnaître. Elles ne s’en revendiquent pas : ce qui les rend bien humaines. Mais il leur arrive, bien souvent, de ne pas savoir imaginer et, par là, de ne pas pouvoir se rallier à quelque compromis que ce soit.
Eddie est un homme doux, protecteur, aimant et qui peut, avec une certaine fierté, considérer son parcours d’homme exilé sans honte aucune. Béatrice est une femme simple, amoureuse, mère sans enfant (considérant sa nièce, orpheline, comme sa fille). Pour les deux, travailler à secourir son prochain, ses frères dans la détresse est une évidence, même si cela requiert une certaine vigilance. Reste que cette prudence devient maladive et, pour Eddie, un enfer. Ne pas faire scandale : ce qu’il réclame de ses hôtes, exilés de cette Italie qui, faute de travail, crie famine ! Ce qu’il exige de Catherine, jeune fille intégrée au rêve américain, à la carrière prometteuse, mais étouffant de la naïveté ou de la candeur que lui prête, faussement, son oncle. Ne pas faire scandale, c’est déjà cela le scandale : Eddie trahira les siens, faute de n’avoir pu vraiment leur porter secours.
Il y a, dans cette mise en scène, une gradation jusqu’à l’horreur. On s’attache à Eddie, homme simple et sans grande illusion; on se prend de tendresse pour Béatrice, femme si peu émancipée qu’elle est forte dans son affrontement, pourtant aimant, avec son mari ; on n’accable point trop Catherine pour son esprit volage. A ne considérer que ce trio, il n’y a là rien que de très ordinaire. Alfieri, l’avocat-narrateur introduit, par sa présence de témoin, ce qu’il y a d’inquiétant : « J’ai tendance à remarquer les ruines en toutes choses, peut-être parce que je suis né en Italie ». Marco et Rodolpho pourraient n’être que des prétextes : quand le premier défend son honneur d’homme, de mari et de père à qui incombe le devoir de porter secours à sa famille restée dans l’Italie agonisante, le second se prend à rêver de cet eldorado américain. Leur confrontation sera fatale et le combat, insupportable. Vu du pont laisse sans espoir celles et ceux qui auraient voulu enjamber les océans.
Extraits du requiem de Fauré